Les Dames du palais/4/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 287-306).

QUATRIÈME PARTIE

I

Madame Martinal travaillait dans son cabinet. De l’étroit quatrième qu’elle habitait, quai de la Mégisserie, c’était la plus belle pièce, meublée à grands frais d’un bureau, d’un cartonnier, d’un tapis et de trois fauteuils, pour éblouir les clients. Le bureau se carrait devant une fenêtre quand la jeune femme recevait, elle retournait son siège et considérait la figure, exposée en pleine lumière, de la visiteuse. Pendant les heures de tâche, elle voyait en face, de l’autre côté de l’eau, les poivrières et l’épi des grosses tours du Palais. Parfois elle levait la tête, faisait une pause et rêvait en les regardant. C’était à son labeur un décor amical et réconfortant. Dans sa débilité de pauvre petite femme, perdue au cœur de Paris, elle se savait de cette noble maison de Justice, elle y tenait un rôle. C’était l’asile.

Cependant, en cette soirée de juin, ce n’était pas un dossier qu’examinait Jeanne Martinal. Son bureau s’étendait sous ses coudes, trop net. trop ordonné, trop vide pour une avocate, et c’était son livre de comptes qui s’ouvrait à la page du jour, sous ses yeux. À côté, plusieurs factures s’éparpillaient ; des feuilles volantes se couvraient de chiffres, et près de l’encrier bâillait, vide, la petite boîte destinée à contenir les économies.

Elle l’avait bien prévu la déveine était venue cet hiver, où elle n’avait pas gagné mille francs. Insensiblement les consultations s’étaient faites plus rares. Des procès qu’elle escomptait lui avaient échappé. Oh ! elle le savait bien, elle payait la chance de madame Vélines. Elle en avait le cœur un peu gros, car Henriette était riche et n’avait pas besoin de causes. Souvent, quand elle sortait du Palais et qu’elle voyait, place Dauphine, une file de trois ou quatre voitures arrêtées devant la maison de sa jeune confrère, des larmes lui montaient aux yeux. Maintenant que tant de femmes du monde se passaient le caprice d’avoir une avocate, laquelle serait allée quai de la Mégisserie quand, à deux pas de là, on trouvait la jeune célébrité du barreau ? Seulement, comme disait madame Martinal, Henriette était une si gentille amie qu’on ne pouvait lui en vouloir. Et elle étouffait tout mauvais sentiment, s’efforçant à reconnaître la supériorité de l’autre.

Mais elle avait beau se montrer au Palais, promener de chambre en chambre, tant que duraient les audiences, sa robe judiciaire vieille de six ans, qui commençait à s’élimer, personne ne semblait la voir ; ou si, par hasard, des curieux, l’apercevant, demandaient :

— Est-ce elle ?

— Non, répondaient les initiés, ce n’est pas elle. Une fois, ce bout de dialogue qu’elle surprit

lui produisit l’effet d’un soufflet cruel.

Elle tenait bon, pourtant, jamais découragée, employant ses heures inactives à confectionner elle-même ses costumes, pendant que les petits griffonnaient leur devoirs. Elle en vint même à s’installer à coudre dans son cabinet, tant elle redoutait peu l’arrivée inopinée des clientes.

Peu à peu les ressources s’épuisèrent. La vieille parente geignait : elle voyait bien qu’on n’allait pas nouer les deux bouts. Madame Martinal achetait au rabais, chez le bouquiniste d’en bas, les Cent manières d’accommoder les restes, et se mit à cuisiner elle-même de petits repas peu coûteux. Les mois de lycée de Pierre, les notes du boucher la tourmentaient affreusement. Mais elle faisait la fière. Elle retourna, en les rallongeant, les trois costumes de ses fils, et, le soir, quand ceux-ci étaient couchés, repassait sur la table de la salle à manger les petits cols empesés qu’elle mettait, au Palais, avec le rabat. Mais le dimanche, on prenait le « métro » ; tous quatre s’entassaient dans les secondes bondées de peuple : on s’en allait ainsi au bois de Boulogne, et les gens qui considéraient cette jeune mère couvant des yeux ses trois petits hommes, l’enviaient, tant elle paraissait crâne, allègre et heureuse. Elle n’avait jamais perdu confiance, et même, ce soir, devant l’évidence navrante des chiffres, ce pli du front qui donnait à sa physionomie suave quelque chose de militant, d’intrépide, se creusait davantage. Elle narguait le livre de comptes, la malchance, la misère, sentant bien qu’elle n’était point femme, avec tout le bagage de droit qu’elle avait en tête, son titre et sa force d’âme, à laisser péricliter le foyer et pâtir ses enfante.

Un pas résonna dans l’escalier, un pas qui montait à vives enjambées légères. C’était son aîné, Pierre, revenant de Charlemagne. Il entra en coup de vent, un peu frêle, la taille souple, son étroit visage mangé par des yeux pleins de rêve, les yeux de son père. Et, avec des gestes mâles déjà, il saisit le cou de sa mère et le fit ployer pour la baiser à la tempe.

— Ma jolie maman, avez-vous eu des consultations aujourd’hui ?

— Non, Pierre, je n’ai vu personne.

— Vous êtes allée au Palais, et on ne vous a pas confié de procès ?

— J’y suis allée, mon pauvre chéri, mais inutilement.

Il s’assit sur le bureau ; ses minces jambes nues et rouges d’écolier en battaient les tiroirs. Il ne parlait plus. Ses épaules s’étaient affaissées, et il laissait tomber sur ses genoux ses mains molles, aux doigts effilés, signes dénonciateurs de son manque d’énergie.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda madame Martinal.

— Qu’est-ce que nous allons devenir ! soupira l’enfant, repris de ses inquiétudes précoces.

— Ah ! mon pauvre mioche, repartit en riant la jeune femme, toi, tu seras de ceux qui passent leur vie à se lamenter en attendant que les perdrix leur tombent du ciel toutes rôties… Allons, oust ! va travailler, mon grand Pierre : je n’aime pas les pleurnicheurs, mais les laborieux. Quand ton petit papa est mort, si je n’avais fait que pleurer, moi, où seriez-vous aujourd’hui ?… Non, non, il faut se redresser toujours, être conscient de ce qu’on peut et l’accomplir avec un peu de nerf… Quant à notre dèche actuelle, cela ne te regarde pas, mon chou fiez-vous à votre maman pour arranger les choses, et soyez des gamins heureux !

Et, offrant malgré sa douceur une perpétuelle leçon de fermeté, elle le poussait vers la salle à manger, où l’on faisait les devoirs, quand la sonnette retentit, lui causant au cœur ce petit choc agréable bien connu de ceux qui espèrent sans cesse une volte de la destinée. Des paroles furent échangées dans l’antichambre, puis la vieille parente qui faisait fonction de domestique introduisit madame Faustin.

Les deux jeunes femmes s’embrassèrent. Elles s’étaient liées depuis que Fabrezan, se complaisant à pareille antithèse, les avait rapprochées. Madame Faustin avait changé La pauvreté l’avait marquée peu à peu. Elle portait, en plein mois de juin, un lourd chapeau d’hiver délavé par les pluies, et sa robe noire, raccourcie de saison en saison, découvrait la cheville emprisonnée dans un gros bas de coton à côte qui en dissimulait la délicatesse. Mais toute sa détresse éclatait dans ses chaussures, des souliers élargis, devenus informes, où le pied devait se blesser à chaque pas. Ses yeux étaient brûlés.

— Vous avez du chagrin ? dit Jeanne Martinal en indiquant ses paupières rougies.

— Du chagrin ? je n’ai plus le temps… mais du travail, oui, la nuit. J’ai acheté une machine à coudre payable à la semaine, et je gagne dix-sept sous par jour en piquant des chemises, à condition de me coucher à une heure du matin.

Elle expliqua même que, pour assourdir le bruit de la mécanique, elle glissait des tampons de flanelle sous les pieds du meuble. Puis sur une question de l’avocate, elle avoua que M. Faustin s’était contenté de solder les premiers mois de pension alimentaire et que depuis elle n’avait pas entendu parler de lui.

— Mais il faut l’assigner ! s’écria Jeanne Martinal, nous irons en référé, nous obtiendrons un jugement.

Près de l’autre, elle paraissait une princesse. L’aspect soigné de sa personne, l’élégance de sa robe unie, l’ambiance suggestive de ce cabinet où elle remuait, son titre, et surtout cette assurance que confère aux femmes une longue habitude d’exister par elles-mêmes, contribuaient à lui donner un air de domination. Elle était le conseil, l’esprit directeur, l’organisatrice. À ses côtés, celle que le mari ne régentait ni n’entretenait plus semblait une pauvre chose désemparée, livrée à tous les hasards.

— Ah ! je me laisse conduire par vous ! Faites de moi ce que vous voudrez… Et si je vous concède cela, c’est pour ma fille. Avec les deux cents francs de pension mensuelle du père je pourrais la bien nourrir et lui procurer de l’instruction. S’il ne s’agissait que de moi !… Il faut que je vous dise : j’ai écrit à M. Faustin ; il m’a répondu sur un ton si offensant !…

— Montrez-moi la lettre de votre mari, fit madame Martinal.

— La lettre ? je l’ai brûlée : elle m’insultait presque… Il y disait ouvertement qu’un homme ne peut matériellement pas faire vivre toutes les femmes qu’il a aimées… Ah ! oui je l’ai jetée au feu, pleurant toutes les larmes de mon corps, malade de honte et d’humiliation pour avoir réclamé de l’argent à un tel être.

— Malheureuse ! s’écria l’avocate ; nous l’aurions produite en justice, cette lettre !…

— Est-ce que je savais !

Et. avec son intelligence, sa santé, sa jeunesse son éducation, la force de ses trente ans, elle se sentait si incapable, si étrangère au grand mouvement d’activité sociale où grouillent, peinent et jouissent aujourd’hui, pêle-mêle, hommes et femmes, qu’elle envia son amie.

— Ah ! que vous avez de la chance, vous, d’avoir un métier dans les mains !

— Oui, reprit Jeanne songeuse, on connaît tout de même de mauvais pas, mais au moins on s’en tire.

Puis, le sens professionnel la ressaisissant, elle indiqua vite à l’abandonnée la méthode qu’elle allait suivre. Ces deux cents francs de pension mensuelle, maigrement alloués par le tribunal, elle les aurait ! Et elle citait des textes, des articles, prenait en témoignage des jugements, des arrêts. Elle était vraiment, avec son petit talent honnête, sa science solide, sa volonté, la Défense en qui l’on se confie, et l’autre, en son for intérieur l’admirait…

À peine sa cliente partie, madame Martinal s’enveloppa d’un ample tablier ; et, pendant que les plumes des trois enfants grinçaient sur le papier, on l’entendit, une heure durant, fourrager dans la cuisine minuscule, parmi le cliquetis des casseroles et l’odorant gazouillis des fritures savoureuses. Puis, les trois garçons libérés, le couvert fut dressé avec une jolie nappe de fantaisie, deux sous de myosotis dans un vase de cristal, et des friandises sucrées, fabriquées par l’avocate à ses moments perdus. Les trois mioches, joueurs, bruyants et lutins, se tenaient bien à table. Ils avaient de beaux appétits qui ravissaient la maman Celle-ci causait puérilement avec eux, et leur promettait un voyage à la mer pour l’été. La vieille tante se laissait aller au bien-être. On n’avait même pas de femme de ménage. Les deux maîtresses de maison alternativement servaient Mais ce dîner fin, joyeux, tranquille, qu’ornaient l’argenterie et la porcelaine du foyer détruit, disait l’aristocratie modeste et profonde du foyer rebâti par cette vaillante veuve.

Le repas achevé, on s’étonna de lui voir mettre son chapeau, se préparer à sortir sans les enfants.

— Menez-nous au square Saint-Jacques ! suppliaient-ils.

Mais elle prétexta un rendez-vous d’affaires et partit mystérieusement, sans que son allure déterminée surprit personne. Il faisait jour encore ; elle s’en fut à pied, par le Pont-Neuf, jusqu’à la place Dauphine. Elle monta chez Henriette. Le valet (le chambre lui dit que monsieur et madame n’avaient pas fini de dîner, et proposa de l’introduire dans la salle à manger. Mais elle déclara que c’était à madame Vélines seule qu’elle voulait parler, et elle l’attendit dans le petit salon blanc…

Depuis ce brusque retour à la maison, où il avait trouvé Henriette mère, en pleines délices, à ces premières heures où une femme peut se dire : « J’ai un fils… J’ai une fille », André Vélines, froidement, douloureusement, tâchait de se composer une âme nouvelle.

D’abord, à la vue de ce tout petit bébé, il s’inquiéta de sa laideur. Puis il s’attendrit et connut des tressaillements de fierté. Ensuite ce furent, près du lit d’Henriette, des méditations muettes où tous d’eux s’unissaient, prêtant à leur mariage une signification plus profonde, plus intime, depuis qu’un être en était né : ils offraient alors l’image d’un parfait bonheur. En somme, ce fut un grand bouleversement momentané que cette naissance. Les soins religieux du corps d’Henriette, les silences que l’on gardait autour de son repos, l’énigme de cette vie débile inerte au fond d’un berceau, la sensation d’être trois soudain dans l’existence, les Veillées dans la chambre, où l’on baissait l’abat-jour, tout contribuait à envelopper André d’une atmosphère mystique. Il faisait une espèce de rêve. Beaucoup de choses s’effacèrent en son esprit.

Dès les relevailles de sa femme, la réalité reparut. Henriette se retrouvait forte. La nuit, elle nourrissait l’enfant, de ce lait rare et léger des blondes dont on prétend qu’il est insuffisant, et, le jour, s’adjoignait le biberon. Une jeune Bretonne sûre était chargée du bébé. L’avocate reprit la route du Palais.

Alors Vélines, aujourd’hui lucide, l’y suivit, résolu à contempler héroïquement l’apothéose de cette jeune compagne, près de laquelle s’éteignait son propre éclat. Il se dit qu’il se renoncerait, et que de la gloire il se souciait désormais comme d’une guigne !… En effet, il se désintéressa de tout, négligea les plaidoiries, ne désira plus de causes. Personne ne perçut le découragement qui l’accablait ; sa correction extérieure, presque flegmatique, ne s’en altéra point, mais, tout stimulant lui faisant défaut, il éprouva le dégoût de l’effort. Il lut les philosophes chrétiens ; mais il les lut à la manière des grands orgueilleux et l’esprit ne l’en pénétra plus.

Cependant sa femme, à ses côtés, grandissait. D’abord, pour porter bonheur à sa fille, elle voulut plaider en premier lieu pour un enfant. Mademoiselle Angély lui confia un de ses pupilles échappé d’Ablon, qui avait copieusement fourragé aux devantures des grands magasins. On revit l’avocate au petit parquet durant l’instruction La maternité avait élargi son cœur. L’apparition du petit coupable entre deux municipaux, au fond de ce sombre couloir en sous-sol où vous arrivent des relents du corps de garde voisin, lui causa une émotion neuve. Une éducation de tendresse envers l’enfance se faisait lentement en elle, chaque jour, près de son bébé. Tout en interrogeant le gamin sur le banc banal, elle prenait instinctivement sa main, — cette main spatulée de garçon promis au vice. — et lui tenait des discours où passait la belle chaleur de sa nature enflammée pour le bien.

Sa rentrée au Palais fut illustrée par la défense de ce mineur, un lundi, à la huitième chambre. La longue pratique du cabinet lui avait acquis cette assurance qui aide tant au génie Et, quoiqu’Henriette restât impersonnelle, avec un bon goût irréprochable, il fallut bien reconnaître en cette plaidoirie d’une femme pour un enfant toutes les ressources que peut suggérer le sentiment maternel. L’accent d’une jeune mère s’y décelait. Ses amies, nombreuses à l’audience, en reçurent l’impression. Ce furent de seconds débuts magnifiques. Il y avait là comme une victoire pour les sentiments de mademoiselle Angély et les idées de madame Surgères. Vélines se dit ;

« Je n’ai plus d’ambition que pour ma femme. » Il eut l’illusion de se griser à l’ovation que l’on faisait à Henriette dans le grand escalier blanc de la correctionnelle.

Henriette, elle, rayonnait. Sa vie de travailleuse n’était qu’une fête. Elle ne rencontrait que des sourires. Véritablement sa maternité l’avait embellie. Un peu plus pâle, un peu plus grave, sans avoir rien perdu de sa grâce, même au Palais elle se préoccupait de sa fille, s’en glorifiait, dans l’éternelle fierté de l’enfantement et l’étonnement de sa dignité nouvelle. Les confrères, à leur insu, en l’abordant, prenaient une autre attitude : ils voyaient en elle la mère dont l’action créatrice se prolongeait physiologiquement, puisqu’elle nourrissait, et c’était à son front encore une auréole. Beaucoup de ses clientes avaient attendu son rétablissement pour entamer des procès. Dès la fin de mai, elle se mit ardemment à la besogne, et, si chacune de ses causes ne comporta pas un triomphe, si, par leur nature même, la plupart de ses plaidoiries au civil firent peu de bruit, il y eu toujours autour de sa personne une curiosité qui remplissait d’avocats les chambres d’audience, quand l’un d’eux avait dit :

— C’est la petite Vélines qui « cause » là.

Parfois, dans la salle des Pas-Perdus, elle était assaillie à ce point que, presque toujours pressée, elle évitait de la traverser quand elle n’avait rien à faire au tribunal. Mais Vélines, presque toujours oisif, s’y promenait beaucoup ; et il lui arrivait d’apercevoir au loin sa femme arrêtée dans un groupe de dames qui s’accrochaient à elle, ne la quittaient plus, l’escortaient jusqu’au vestiaire.

Un jour, même, il ne put s’empêcher de sourire, à suivre le jeu de madame Clémentin. Celle-ci, debout à la porte des référés, adossée à l’un des candélabres de bronze, accompagnait du regard la course lente d’Henriette, affairée, entourée, relancée à chaque pas, d’un bout à l’autre de l’immense vestibule. Et la bilieuse femme, rongée d’envie, incapable de se composer un visage, fixait sur la chanceuse confrère des yeux de convoitise qui trahissaient son supplice.

Souvent Vélines restait à la maison. « À quoi bon retourner là-bas ? songeait-il, ma carrière est finie… » À la vérité, la peur du ridicule qui le guettait, près de cette épouse en vedette, le retenait. Et il s’efforçait au stoïcisme, se comparant à ces hommes qui ont laissé aux mains de femmes aimées leur patrimoine, leur santé, leur honneur, et dressent encore la tête, ne regrettant rien de leurs libéralités ou de leur faiblesse, si ces maîtresses en valaient vraiment la peine. Lui, on l’avait dépouillé de tous ses rêves d’avenir, et il se retrouvait, à trente-cinq ans, sans but, sans nom, vaincu avant la lutte. Quelquefois, devant Henriette, il pensait : « Je l’adore » Mais, quand il l’entendait prononcer : « mon cabinet…, mon succès…, ma clientèle… », quand il la voyait triompher avec tant d’inconscience, s’épanouir béatement dans une de ces apothéoses démesurées que Paris sait faire aux femmes, et posséder enfin ce Palais qu’il avait prétendu conquérir jadis, une hostilité sourdait du fond de son âme, et c’étaient en lui des montées de colère brutale. Alors il s’enfermait seul dans son cabinet, où il endurait de tels soubresauts du cœur, et si répétés, qu’il put les attribuer à une affection cardiaque Mais il était si las de tout qu’il dédaigna de consulter.

Les tendresses qu’Henriette lai témoignait l’apaisaient : « Qu’elle ne sache rien, mon Dieu ! — soupirait-il, — qu’elle soit heureuse » et ses impérissables appétits de grandeur se satisfaisaient d’une telle abnégation. Ils avaient encore des heures douces, au demeurant : elle n’était point de celles qu’on cesse de chérir en un jour. Son esprit le ravissait encore, et, ce soir-là, tout le long du dîner, elle l’avait déridé en contrefaisant Erambourg, devant qui elle avait plaidé, l’après-midi.

— Que peut me vouloir cette pauvre Martinal à une heure pareille ! — disait-elle en pliant sa serviette ; peut-être est-ce un avis qu’elle vient me demander.

— Oh ! ne put retenir André, madame Martinal est plus vieille procédurière que toi…

Quand elle se vit seule avec son amie, dans ce petit salon du dix-huitième siècle, si propre aux confidences, Jeanne Martinal se troubla un peu. La délicate Henriette s’en aperçut, et, lui serrant la main gentiment :

— Qu’est-ce qu’il y a, madame Martinal ?

Des larmes perlèrent aux yeux de la veuve, mais elle se domina, et, souriant :

— Ah ! mon Dieu, je ne croyais pas ce que j’avais à vous dire, ce soir, si difficile, et c’est très bête d’être secouée à ce point.

— Est-ce que je ne suis pas votre amie ?… fit Henriette, qui supposait un besoin d’argent, et cherchait à prévenir la demande.

— Ah ! si vous n’étiez pas mon amie, et celle que j’estime le plus, non, bien sûr, je ne serais pas ici, décidée à être si franche avec vous… Écoutez, ma petite Vélines, il faut que vous me preniez pour secrétaire.

Henriette éclata de rire :

— Pour secrétaire… vous ! mais… mais… je suis votre cadette, vous êtes autrement forte que moi, autrement expérimentée : vous prendre comme secrétaire… jamais je n’oserai !…

— Vous savez bien que vous avez dix fois plus de talent que moi. Là n’est pas la question… Il faut que je sois votre secrétaire : vous me devez ça… Je vous étonne ? Apprenez alors, ma petite, que je suis dans une dèche noire, que je suis à la veille de faire des dettes, que je ne vois pas même où aller chercher le trimestre du lycée de Pierre… tout cela… grâce à vous !

Elle détourna, un instant, les yeux, fit mine d’arranger les plis de sa jupe et continua :

— Ma sincérité ne vous fâche pas, hein ? Eh bien ! oui, au moment où ma situation se consolidait, où un peu de notoriété commençait à m’encourager, où je me tirais d’affaire avec mes trois gosses, votre étoile s’est levée, ma chère. On ne parle plus que de vous ; vous êtes l’avocate à la mode, l’avocate chic : on va chez vous comme on va chez la grande doctoresse, et j’ai pu suivre en même temps votre veine et ma disgrâce. Ma petite Vélines, si je vous disais que ça m’a fait plaisir, je mentirais. La gloire, je vous confesse que je m’en fiche ; mais les provisions… c’est si utile dans un ménage où règnent de beaux appétits ! Vous êtes une femme trop avertie pour me croire si je déclarais que je n’ai pas été du tout jalouse. Jalouse, oui, je l’ai été un peu, parce que, tout de même, vous n’aviez pas besoin de cela. Vous étiez heureuse, riche, sous la protection d’un homme qui vous adore, et ma pauvre clientèle, si péniblement acquise, vous veniez me l’ôter… Mais ce sentiment-là, je vous le jure, c’est bien fini : j’avais trop d’amitié pour vous ! Peut-on, d’ailleurs, conserver de la rancune envers une confrère de votre sorte ?… Seulement, il faut maintenant que vous me preniez pour secrétaire.

C’était la première ombre à la joie insouciante d’Henriette. Comment ! ce tourbillon brillant qui l’entraînait avait fait des victimes ? D’autres avaient pleuré pendant qu’elle se grisait légèrement à ces plaisirs vaniteux de célébrité adulée, de domination discrète ? Elle s’assombrit tout à coup.

— J’ai du chagrin, murmura-t-elle, très humiliée soudain de se découvrir en cette posture du mauvais riche devant le pauvre qu’il a lésé ; j’ai du chagrin de ce que vous me dites-là, chère amie. Combien je m’en voudrais, si j’étais convaincue d’avoir été la cause de vos peines !…

— Me prenez-vous pour secrétaire ? répéta Jeanne Martinal, souriant de sa propre insistance,

— Je ferais tout au monde pour vous ; je voudrais de toutes les manières vous dédommager… Et je songe aussi aux autres qui, moins bonnes que vous, m’en veulent sûrement. J’ai beaucoup d’ennemies, n’est-ce pas ?

— Non, vous n’avez pas d’ennemies… Madame Clémentin, peut-être… Pourtant, vous n’avez guère mordu dans sa clientèle de mauvais aloi. Ses plaidoiries à cent sous, pour ceux qui ne réclament pas l’assistance judiciaire, n’ont rien de commun avec votre marchandise. Quant à Louise Pernette, c’est une gamine qui n’a pas dit son dernier mot… à peine son premier… Pour les autres, celles qui plaident avec leur physique ou celles qui ne plaident pas du tout, vous n’avez pu leur porter ombrage. Non, non, ma chère ! j’étais seule en situation de devenir votre ennemie. Or, avec vos dix ans de moins que moi, je vous ai toujours considérée comme une petite confrère délicieuse et supérieure de laquelle on raffole malgré tout. Et je vous propose ceci qui me tire d’embarras et vous rendra service, car vous êtes surmenée : nous lions nos destinées et nos cabinets ; je viens ici quotidiennement jouer mon rôle de modeste collaboratrice ; je débrouille les affaires, j’établis les dossiers, je fournis les notes de jurisprudence, je reçois les clients à votre place, j’écris vos lettres, et à l’occasion, je vous broche une plaidoirie, s’il s’agit d’une cause sans importance. Résultat : vous vous reposez, vous avez le loisir d’aller à votre gré bécoter bébé dans son berceau ; avec les appointements que vous m’allouerez pour ma tâche, j’élève ma nichée… Et encore je ne compte pas l’aubaine d’un procès glané de temps en temps parmi les femmes de chambre de vos clientes, qui ne pourraient pas se payer madame Vélines… Ça va, dites ?

Henriette, séduite, réfléchit. Un instant, la pensée lui vint de consulter André avant l’arrangement définitif. Puis cette concession aux principes de servage conjugal lui parut au-dessous d’elle. Pourquoi recourir aux lumières de son mari, elle près de qui, de tous les points de la grande ville, on venait chercher des avis ? Avoir un secrétaire ! Cette imagination la charma puérilement. Avoir un secrétaire, comme Fabrezan !…

Et l’on choisit le jour où s’inaugurerait cette collaboration. L’enivrement où vivait Henriette, et que chaque hommage accroissait, l’aveuglait parfois. Elle ne vit pas, sous l’enjouement de la courageuse Martinal, l’effondrement définitif de tout amour-propre, la résolution de s’en tenir à un emploi inférieur, la résignation d’une créature de valeur à disparaître sous le nom d’une autre. Elle ne songeait plus à la plaindre.

À la vérité, forte de l’instrument qu’était entre ses mains la profession, madame Martinal faisait bon marché de sa vanité, n’envisageant que son œuvre : la protection de ses petits. Elle usait de son titre comme elle pouvait, le réduisant à n’être plus, dans le renoncement à tout orgueil, qu’un bon gagne-pain obscur de veuve chargée d’enfants.

Et elle rentra chez elle, ce soir-là, radieuse, rêvant de ce voyage à la mer qu’elle ferait faire en août à ses trois chéris, ni plus ni moins que si le père était encore là.