Les Dames du palais/4/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 307-332).

II

Par une bizarrerie de sa nature ombrageuse, Vélines enregistra comme une injure suprême cette décision qu’avait prise Henriette de s’adjoindre un secrétaire, et il en souffrit d’autant plus qu’il ne proféra aucun reproche.

— Tu ne te refuses rien ! dit-il seulement.

— Pouvais-je repousser la prière de cette pauvre amie ?

— Il y avait d’autres combinaisons : par exemple, l’aider avec délicatesse en lui passant quelques causes… Mais tout est bien ainsi, puisque la chose te plaît.

C’est qu’aux yeux du monde, et surtout aux yeux de ses confrères, il se trouvait dans une étrange situation par le fait de vaquer seul aux soins de sa clientèle, alors que sa femme devait se faire aider. Il est, dans le milieu judiciaire, de ces détails minimes qui vous classent un avocat. Vélines éprouva comme une insidieuse déconsidération et se terra plus que jamais. On raconta qu’il avait par trois fois renoncé à plaider dans de grosses affaires.

Souvent il renvoyait la bonne et restait seul dans la chambre près du berceau de sa petite fille. La fenêtre à encorbellement, ouverte, laissait voir, de l’autre côté de la cour, au fond de l’antichambre qui précédait les salons, madame Martinal allant et venant, rangeant des dossiers dans un cartonnier de débarras. Et Vélines se faisait dédaigneux : il lui semblait qu’Henriette tenait un gros commerce, qu’elle vendait son talent un peu en vrac à des chalands toujours plus nombreux, et que tout un mouvement d’employés tourbillonnait dans le « magasin » là-bas. Alors il écartait les rideaux du berceau, contemplait le bébé dont les traits mous et mignons composaient maintenant un fin visage. Il aurait désiré un fils qu’il eût élevé lui-même : cette enfant n’appartiendrait-elle pas à la mère ?

— Elle me prendra même ça ! prononçait-il en soupirant.

Et il imaginait l’avenir, prévoyait l’intimité de ces deux êtres un peu semblables, dont les vies se mêleraient. La fillette, à peine en âge de comprendre, se flatterait d’avoir une maman d’exception, une maman dont les photographies sont partout, une maman qu’on nomme en se retournant dans la rue… Quant à son père, quel personnage ordinaire, et comme il compterait peu !

Mais, à ce moment, les yeux noirs se bridaient, la bouche minuscule faisait un pli baroque, tirait le menton : le bébé avait reconnu le papa et, pendant que les petons trépignaient de plaisir sous l’édredon, s’épanouissait dans un rire de béatitude infinie ; des cris de petite bête heureuse éclataient et le corps menu s’agitait tout entier avec des frémissements qui se communiquaient au père. Alors une crise de sa sentimentalité trop longtemps réprimée éclatait dans l’âme du pauvre homme : il se promettait de conquérir sa fille ; il se réjouissait de la trouver jolie, et se découvrait un droit personnel et particulier sur elle en constatant qu’elle ressemblait à la grand’mère Mansart.

Madame Marti nal lui enfonça en plein cœur une épine cruelle, le jour qu’elle s’écria :

— Oh ! c’est tout le portrait du président Marcadieu…

Quand le travail abondait, Henriette se rendait seule au Palais ; la veuve restait pour recevoir les gens et expédier la correspondance. Une après-midi, qu’elle s’était dépêchée et qu’à trois heures elle se trouvait libre, elle alla frapper à la porte de Vélines.

— Cher confrère, dit-elle avec sa bonne humeur charmante, puis-je vous aider un peu, à votre tour ?… Ma patronne est absente et je chôme ; j’ai pensé que tous auriez peut-être quelque besogne pour moi.

En voyant pénétrer chez lui, en chemisette de soie noire, nu-tète et la plume à la main, cette fière jeune femme dont le cabinet avait existé sérieusement naguère, Vélines éprouva une gêne.

— Ah ! non, fit-il en souriant, nous ne vous mettons pas à toutes sauces ! Vous êtes ici chez vous : reposez-vous un peu, prenez quelque loisir, mais n’attendez pas que je vous dicte mes lettres ! Il a fallu toute la désinvolture de ma petite Henriette pour assujettir une femme comme vous au métier que vous condescendez à exercer ici. Je ne vais pas renchérir en faisant recopier mes notes de plaidoirie par un confrère de votre valeur.

— Ah ! ma valeur ! si vous saviez comme je m’en soucie peu, comme toute vanité m’a quittée… Au fond, voyez-vous, cette obsession de la gloriole n’est nullement inhérente à la nature féminine : nous sommes faites pour autre chose. Je vous assure que je n’ambitionne plus rien que gagner le plus largement possible ma vie et celle de mes enfants. Mon rôle près de votre femme est d’ailleurs des pins agréables. Qu’importe que je m’efface derrière elle ? Je reconnais bien que je ne la vaux pas, allez ! et je suis là fort à ma place.

— Je pense, murmura Vélines, je pense que vous êtes une créature admirable et que…

— Alors, dit-elle gaiement, confiez-moi un dossier de quelque importance !

— Non, et pour deux motifs : le second, c’est que je ne le voudrais pas !… Le premier, c’est que présentement je n’ai pas sur le chantier une seule affaire importante.

Elle ne pouvait croire pareil aveu. Elle demeurait interdite, car Vélines avait toujours passé pour un avocat occupé.

— Sincèrement, reprit-il, je ne fais rien, en ce moment ; je suis très fatigué…

Avec un geste de lassitude, il ajouta :

— Et puis !…

Il cédait’doucement au besoin de s’épancher à demi-mot près de cette femme, qui représentait pour lui une loyale camarade, sereine et sûre. Elle hasarda cette remarque :

— Vous avez l’air découragé.

— Non ; mais, après avoir été ambitieux, éperdument, j’en suis venu peu à peu à cette tranquille indifférence.

— Ma philosophie des ailes coupées, mon cher, ne vaut rien aux hommes. Parbleu, quand on est pauvre, avec un tout petit talent et trois gosses à élever, et qu’on s’appelle madame Martinal, il faut être sage et ne pas laisser son imagination voler trop haut… Mais si on est André Vélines, c’est autre chose. La gloire c’est le fait des hommes ; je veux dire : de ceux qui la méritent. Vous un modeste, un humble ? allons donc ! vous n’êtes pas de bonne foi par-devant vous-même… Ignorez-vous ce qu’on pense de vous au Palais, et que tout le barreau s’attend à vous élire bâtonnier avant dix ans d’ici ?

— Le bâtonnat ! ricana Vélines. — chère madame Martinal, je n’y songe pas. Pourquoi tant s’agiter, pourquoi se dépenser, pourquoi ne pas se cloîtrer dans sa solitude intérieure ?

— Mais, le voudriez-vous, mon cher, qu’on ne vous y laisserait pas, dans votre solitude intérieure ! vous êtes pris dans l’engrenage de la célébrité, vous êtes un des quatre ou cinq dont on parle le plus, à cette heure. Vous appartenez au public, vous êtes sa proie, et, quand il entend jouir d’un homme, de son esprit, de son génie, de sa plume ou de son éloquence, vous savez qu’il n’y a pas à le frustrer. Il vous aura, coûte que coûte : vous êtes annoncé.

L’humeur de Vélines se transformait à l’écouter. De telles paroles le stimulaient singulièrement. Par pudeur, il tut la vérité, ne fit nulle allusion à cette concurrence qu’il rencontrait dans sa compagne même. Madame Martinal continua :

— Tenez, il n’est bruit que de vous à propos du divorce Mauvert. Entre nous, n’est-ce pas vous qui l’aurez, ce procès-Là ? On vous dit l’ami intime de l’amant.

— Je connais Georges Sylvère, mais j’ignore quel est l’avocat de sa maîtresse, chère madame.

Alors, poussée par cet instinct de babillage que n’avait pas détruit en elle l’habitude de la réflexion, elle reprit, au profit de Vélines, qui en vivait éloigné, les potins du Palais. Les choses avaient marché depuis ce jour de l’été passé où elle avait désigné à Henriette madame Mauvert montant, avec le portraitiste en vogue, l’escalier de la galerie carrée. M. Mauvert, le mari, l’honorable négociant du Marais, avait engagé Faction en divorce. Son défenseur était choisi, on le citait même : c’était Lecellier, le « bâtonnable ». Quant à celui de sa femme, on n’aurait pu jusqu’à présent le nommer. Outre Vélines, on signalait plusieurs favoris ; le petit neveu de Chaix-d’Est-Ange, avocat de mérite, mais écrasé sous le lourd héritage patronymique ; Thaddée-Mira, le bel israélite au cabinet achalandé ; un député de Paris, et Lamblin, l’astucieux… La jeune femme s’égayait même à raconter que ces quatre-là, tous amis de Sylvère, quand il leur arrivait de se rencontrer dans les couloirs, avaient « de singulières mines ». En somme, une affaire pas bien noble, le divorce de cette mère de famille abandonnant son mari et quatre enfants pour suivre l’artiste ; mais une affaire qui révolutionnait le Palais, comme une proie tombée dans un grand vivier, et autour de laquelle, longtemps, les bêtes tournent, béantes.

Elle en était là lorsque Henriette, le chapeau sur la tête encore, arriva rayonnante, tenant sa fille.

— Elle vient de dire maman Je vous jure qu’elle a dit maman… Je rentrais, encombrée de ma serviette, je m’approche du berceau, et très nettement, elle a articulé : « ma-ma ».

Et elle la couvrait de baisers, l’excitait à sourire, et même, en l’honneur de ce premier mot, elle s’assit près du bureau de son mari, dégrafa sa robe, souleva son petit sein par-dessus les dentelles de la chemise et l’offrit à l’enfant qui téta.

— Prends, mon amour ; prends, mon trésor ! disait-elle.

Puis, se tournant vers madame Martinal :

— À propos j’ai vu la dame de Puteaux, cette veuve dont le mari a laissé une succession si embrouillée ! Je n’ai pas hésité à lui conseiller de renoncer à la communauté. Ma chère, on va vendre l’usine pour un morceau de pain, et il y aura un passif énorme : il n’y a que ce parti de raisonnable.

Madame Martinal riposta vivement :

— Vous savez que la femme qui accepte la communauté, n’est tenue du passif que jusqu’à concurrence de son émolument.

— C’est vrai, dit Henriette, mais la femme renonçante n’est aucunement tenue du passif. Au contraire, elle a le droit d’exercer ses reprises sur les biens de communauté, concurremment avec les créanciers du mari.

— Mais, ma petite Vélines, fit l’autre, vous oubliez l’article 1450 : « La femme survivante qui veut conserver la faculté Je renoncer à la communauté, doit, dans les trois mois du jour du décès du mari, faire faire un inventaire, etc. » Or cette dame est veuve depuis quatre mois, et elle ne nous a pas dit qu’il y ait eu inventaire.

— En effet, répliquait Henriette : seulement, chère amie, nous avons l’article 1458 : « La veuve peut, suivant les circonstances, demander au tribunal une prorogation du délai prescrit pour sa renonciation. » J’ai dicté la démarche, l’an dernier, à une cliente.

Et, caressant d’un doigt le duvet blond qui Lait un rudiment de mèche sur le front de sa fille :

— Bois, mon bijou ; bois, ma poupée adorée…

Vélines, distraitement taillait un crayon. Parfois l’enfant, renversant la tête, le considérait sérieusement ; et alors il la saluait à légers coups, claquant de la langue, agitant ses mains à la façon « des petites marionnettes », répétant cette éternelle mimique risible et charmante, qui reste le premier langage entre jeunes pères et petits bébés

— Dans quels termes est votre cliente avec les héritiers de son mari ? demanda madame Martinal.

— Oh ! les plus mauvais, et l’inventaire devra être fait contradictoirement Cette dame viendra me voir demain matin, et je lui tracerai un plan de conduite… C’est bizarre qu’il n’y ait pas eu de contrat… André, mon chéri tu ne m’as pas embrassée.

Il s’avança, les lèvres tendues : Henriette, de son bras libre, allait l’enlacer, madame Martinal dit :

— Je vais chercher votre serviette. Vous y aviez emporté une lettre dont j’ai besoin…

Et elle s’éloigna, les yeux humides. Henriette riche, élégante, goûtant à tous les luxes, Henriette gâtée par le public, fameuse dans tout Paris, rassasiée de succès et de gloire, c’était très bien ; et la veuve, dédaigneuse de la renommée, applaudissait sans une ombre d’envie. Mais quand elle imaginait son amie aux bras du mari qui la chérissait tant, c’était plus fort qu’elle, une affreuse tristesse l’envahissait : « Moi aussi, on m’a aimé, pensait-elle : moi aussi, j’ai eu des bras amoureux noués autour de mon cou ; moi aussi, j’ai dormi sur le cœur d’un homme tendre… » Et un sanglot profond montait de ce coin d’àme où elle avait impérieusement refoulé sa sensibilité d’épouse, ne se permettant plus que les élans maternels.

« Comme il l’aime, se disait-elle, quelle union !… quelles ententes !… Ah ! c’est beaucoup pour une seule femme, tant de bien-être, tant de gloire et d’amour à la fois !…

Le lendemain, dès midi ; Vélines était au Palais. Ce jour-là, il se montra partout : au tribunal, à la cour, aux assises. Il allait par les couloirs, les galeries, les vestibules ; son pas ferme sonnait sur les dalles, sa taille dépassait de beaucoup celles des autres avocats, et, toutes les puissances de son activité, si longtemps oisives, le travaillant secrètement, il donnait l’idée d’un fier animal inquiet, cherchant quelque autre bête pour se battre.

— Sapristi, mon cher, — lui dit Fabrezan qui le rencontra entre deux audiences, — vous avez l’œil d’un homme auquel il ne faudrait pas marcher sur le pied !…

La remarque dérida Vélines, qui expliqua :

— J’ai fait une retraite chez moi : j’étais très fatigué ; mais aujourd’hui je reprends mon poste.

Et il ajouta, d’un air déterminé ;

— Ça va beaucoup mieux.

Avant de rentrer chez lui, il flâna par les rues. Comme il passait devant les magasins d’un grand céramiste des boulevards, il se souvint qu’une collection de portraits de Georges Sylvère y était exposée, sollicitant la visite saisonnière des riches amateurs étrangers. Il entra, parcourut rapidement la galerie où une quinzaine de toiles un peu blafardes, — visages de femmes interprêtés à la mode du jour, voisinaient avec des grès et des faïences de haut goût. Puis, étant sorti, devant le premier bureau de poste, il s’arrêta pour y jeter sur un « petit bleu », deux lignes dithyrambiques à l’adresse du peintre. Et ce qu’il eut accompli jadis négligemment, avec cette belle confiance en lui-même qui le faisait traiter de haut les menues roublardises du métier, il y mettait aujourd’hui une passion fiévreuse, le souhait anxieux de la réussite.

L’ennui le prit. Ce Paris de juillet était triste. Déjà sur le boulevard, les arbres se dépouillaient et formaient au-dessus du trottoir un buisson aérien et jauni. L’odeur de l’absinthe l’écœurait et le passage des courtisanes les plus empanachées lui inspirait une répulsion, car il n’avait jamais conçu que l’amour d’une femme unique, et le parfum de celle qu’il avait aimée l’imprégnait encore à son insu. Cependant ni sa maison ni « la fête » ne l’attirait et le travail manquait à son esprit.

« Je plaiderai ce procès Mauvert, se disait-il, je le veux ; mais que faire en l’attendant ?… »

Une idée le frappa, éveillée par sa plus récente blessure d’orgueil : « Eh. ne pourrait-on pas rouvrir l’affaire Marty ?… » Et il en repassait en pensée toute la procédure. Il examinait la conduite des parents depuis l’arrêt de la cour, en quête du fait nouveau qui permettrait une nouvelle action en justice. Mais non : tout s’était passé avec la plus complète correction. L’enfant avait été remis au père, boulevard de la Madeleine, on disait que cet événement avait déterminé, chez l’ingénieur, un renouveau de jeunesse. Comme autrefois, il s’était lancé éperdument dans la vie intellectuelle. La mère avait voyagé pendant quelques semaines, et, depuis son retour, le bruit s’était répandu que sa santé s’altérait. À en croire le monde, les médecins lui auraient ordonné la Suisse, mais elle ne voulait plus quitter Paris, craignant de perdre ses fugitives joies hebdomadaires.

« Le fait nouveau, on le provoque ! pensait Vélines. Si j’allais la voir dès maintenant ?… »

Il regarda l’heure : l’après-midi était avancée. Rechercher un taxi-auto lui fut à charge ; il prit le parti de renoncer à la visite de Passy. Ah ! c’eut été différent s’il avait eu à lui une machine docile à ses moindres désirs ! Une fois de plus, le besoin se faisait sentir de cet instrument professionnel si longtemps souhaité : l’automobile. Et pourquoi s’en trouvait-il dépourvu ? Alors, le souvenir d’avoir cédé jadis à la mesquinerie de sa femme, de celle qui jugeait toujours excessives ses ambitions personnelles, l’irrita. Dans leur ménage, n’avait-elle pas incessamment dominé ? Est-ce que par condescendance, par tendresse, par une sorte de galanterie protectrice envers cet être faible et gracieux, il ne s’en était pas remis à la fine intelligence d’Henriette du soin de conduire leur barque ? Et il décréta tout à coup qu’elle avait gravement abusé de son privilège. N’était-il pas temps de se reprendre enfin ? N’avait-il pas droit, à son tour, à quelque fantaisie ?…

Ce soir-là, il arriva fort en retard au dîner. Henriette, si accoutumée à sa ponctualité ordinaire, se tourmentait. Quand elle lui adressa, dans une caresse, un semblant de reproche, il répondit avec un peu d’humeur :

— J’ai fait des courses urgentes, voilà tout !

Le jour suivant, ses préoccupations l’empêchèrent encore d’aller à Passy. Des clients le retardèrent à la salle des Pas-Perdus ; puis il voulut voir Lecellier qui venait, apprit-il, de renvoyer pour une vétille un excellent chauffeur. Quand il eut les renseignements qu’il désirait sur ce garçon, il aborda l’affaire Mauvert.

— Mes compliments, dit-il, vous allez nous donner là une plaidoirie superbe… Un joli procès ! un très joli procès !…

— Eh bien ! fit Lecellier en hochant sa grosse tête rose où frisaient de rares cheveux blonds, est-ce que vous n’êtes pas mon adversaire ?

Flatté, et prenant le mot en bonne augure, Vélines esquissa un sourire mystérieux :

— Mais non, mais non, je vous jure !

Comme il sortait de la cour de Mai pour se rendre à un garage où il avait rendez-vous, il aperçut de dos, sur le boulevard du Palais, maître Thaddée-Mira, en compagnie d’un jeune homme atteint d’obésité précoce : il reconnut Georges Sylvère. C’était donc fait : l’israélite avait la cause.

Et il frémit d’une telle colère que des passants regardèrent avec étonnement cet homme pâle et crispé, aux yeux durs, au pas saccadé.

En rentrant il trouva Henriette très agitée :

— Ils déshonorent l’Ordre, disait-elle, ils le discréditent ! Parce qu’un artiste en renom a enlevé une mère de famille, les voilà haletants, desséchés de convoitise, aspirant tous à l’honneur d’étaler devant le tribunal l’apologie de cette femme. On ne parle que d’elle là-bas. On louche sur le beau Thaddée-Mira parce qu’il est, dit-on, nanti de sa cause. Mon ami, je t’assure que j’en ai la nausée…

— Mais alors on louche aussi sur moi, interrompit tranquillement Vélines, car mon nom a été mis en avant…

— Oh ! toi, j’espère bien que tu refuserais de réhabiliter une femme qui abandonne son mari et quatre enfants pour prendre un amant.

— Ma pauvre petite !… Tu en es là encore, après cinq ans de Palais ! Tu m’as vu pourtant, et avec plaisir, innocenter cette canaille d’Abel Lacroix.

— En correctionnelle, déclara sérieusement Henriette, ce n’est pas la même chose qu’au civil. Un escroc qui a contre lui toute la société n’est plus qu’une victime, il devient intéressant.

— Ô subtilité du cœur féminin ! chuchota Vélines.

Au dessert, il dit à sa femme, négligemment :

— J’ai fait, cette après-midi, une petite acquisition.

Et comme elle demandait ce que c’était.

— J’ai acheté une auto. J’ai aussi trouvé un très bon mécanicien : c’était celui de Lecellier…

— Une auto ? répétait-elle, suffoquée, une auto ?… Tu avais besoin d’une auto ?

— Il y a longtemps que j’en avais besoin, dit Vélines âprement.

— Sans m’en parler, tu as fait cela ? murmura-t-elle avec chagrin.

— Ma chère, déclara le mari très froid, je t’ai passé le secrétaire : je compte que tu me passeras la voiture.

Dès lors, André Vélines se livra au travail avec une sorte d’exaspération. On eut une fin de juillet ardente et sèche. Il régnait dans les couloirs du Palais, peu à peu désertés, une fraîcheur agréable. Aux audiences, le public s’assoupissait doucement pendant les plaidoiries ; les juges bâillaient ; les substituts, renversés dans leurs stalles, le cou tendu, étouffaient sous leur robe légère. L’huissier ouvrait les fenêtres. On apercevait les oriflammes des grands magasins claquant au vent d’orage, de l’autre côté de la Seine.

Vélines était accablé de besogne. Il acceptait les plus petites causes, par principe ; il défend il gens de peu, céda même à madame Gévigne, la plaideuse misérable de Vaugirard, qui lui apporta, en lui offrant cinq louis, un procès intenté à son concierge, à propos de lettres anonymes. Un peu plus, et il aurait plaidé d’office. Il aurait voulu parler dans toutes les chambres à la fois, tenir toutes les barres, sauver toutes les situations opérées, et qu’on n’entendit que sa voix dans le Palais. Et il dépensait autant de talent pour défendre une marque d’épingle à cheveux que pour disputer cinq cent mille francs à une grande compagnie financière. Il passait des nuits à ciseler des phrases, à disséquer un texte du code, à découvrir le nœud subtil d’une complication. Le jour, il courait Paris dans son auto. Sur les chaussées libérées par l’été parisien, sa machine filait avec une trépidation douce, et il semblait à son corps lassé qu’elle participait de sa fièvre, de sa fougue, de son furieux élan vers la gloire.

Il allait à Passy. Les racontars n’avaient pas menti : madame Marty était fort souffrante. Elle avait eu des hémoptysies au printemps, et s’obstinait à ne pas quitter la ville où demeurait son fils. Elle froissait Vélines par une rancune inexprimée qui perçait en elle depuis l’arrêt de la cour, mais elle l’apitoyait par sa dignité douloureuse et par le chagrin qui la minait. Puis il étudiait froidement sa douleur, l’analysait, y cherchait, en simple avocat, un motif de reprendre l’affaire sur d’autres bases. La belle Suzanne était plus mince que jamais, désemparée comme une âme errante, et les bouffants de ses cheveux commençaient de s’argenter aux tempes.

Cependant les vacances judiciaires approchaient et l’on n’apprit rien sur le procès Mauvert, sinon que Thaddée-Mira ne défendrait point, comme on l’avait cru, la maîtresse de Sylvère. Un regain d’espoir vint à André. Il s’exténua davantage. En plaidant, il écrasait invariablement ses obscurs adversaires sous la riche littérature de sa parole. Peu lui importait, d’ailleurs, d’obtenir gain de cause, pourvu qu’il lançât à tous les échos les éclats de son éloquence.

Il se couchait harassé. La petite fille faisait alors ses dents ; ses nuits étaient mauvaises : il prétexta cette circonstance pour s’établir dans une chambre voisine, dont il ferma la porte, de peur d entendre les cris de l’enfant, disait-il. Henriette éprouvait depuis quelque temps une vague tristesse dont elle ne démêlait pas les raisons : ce soir-là, elle la sentit plus précise. La solitude, en sa chambre ; lui parut affreuse ; une fois couchée, elle pleura longtemps.

« Les hommes ne savent rien endurer, songeait-elle ; moi, j’aurais supporté toutes les gênes, accepté toutes les incommodités, renoncé même au sommeil, pourvu que je pusse me reposer une heure en serrant sa chère main… Mais il ne souffre donc pas comme moi de dormir seul !… »

Et, tous les soirs, quand le bébé s’était assoupi, que la veilleuse vacillante balançait de grandes ombres sur les lambris blancs, Henriette pensait :

« Aujourd’hui, j’en suis sûre, il reviendra… »

Au moindre bruit, elle tressaillait, son cœur battait et elle s’accoudait sur l’oreiller, retenant son souffle. Parfois le bruit s’éteignait. Parfois elle l’entendait se continuer dans la pièce contiguë : André allait au lit, et elle reconnaissait toutes ses manies d’homme soigneux qui range, en se déshabillant, jusqu’aux boutons de ses manchettes. Puis tout rentrait dans le silence. Alors son insomnie se prolongeait.

Toute son expérience de femme de loi l’avertissait. Elle avait reçu tant de confidences, entrevu l’intimité de tant de foyers, la caducité des choses de l’amour lui était si familière, qu’elle n’aurait pas dû s’étonner de cette évidente accalmie après dix-huit mois de passion. Mais André ne ressemblait point aux autres hommes. On retrouvait dans son affection la solidité normande et robuste de sa carrure. Henriette s’était appuyée sur ce sentiment comme sur un roc.

« D’ailleurs, pensait-elle très simplement, pourquoi m’aimerait-il moins ?… »

Elle aussi, en cette fin d’année judiciaire, touchait au terme de ses forces. La nuit, son enfant la fatiguait. Le jour, les consultations ne lui laissaient aucun repos d’esprit ; les longues stations debout, au Palais, l’anémiaient. Elle plaidait encore, de-ci, de-là, et, par dessus tout, sans cesse, l’obsédait une mortelle inquiétude. Elle aspirait aux mois des vacations.

Pour la clôture des conférences, le bâtonnier fît aux stagiaires un petit discours d’adieu qui fut une merveille. Il leur parla de la justice des causes. Dans la salle de la bibliothèque, dégarnie de ses tables pour cette réunion du jeudi matin, il les exhorta, avec une ardeur mitigée d’élégance, à ne jamais accepter de plaider contre leur conscience Et il citait les grands panégyristes de l’Ordre. Loysel, la Roche-Flavin, d Aguesseau, et il y avait en lui une conviction inexprimable quand il s’écriait en agitant ses vastes manches :

— Mes chers confrères, lorsque vous serez à la barre, parlez toujours comme si votre plaidoirie devait être érigée en exemple de courage, d’honnêteté humaine…

Il eut un très beau succès.

Les « colonnes » étaient là au complet. La conférence finie, vers onze heures, toute cette jeunesse se répandit en bourdonnant par les couloirs sonores et vides. On discutait le talent de l’ancien, on se livrait au jeu des conjectures sur le nom du prochain bâtonnier : ce serait Lecellier, vraisemblablement. Tout en causant, les stagiaires arrivaient au vestiaire, où ils déposaient leur robe. Et tous se heurtaient en entrant à un monsieur décoré, fort poli, qui se faisait rabrouer vertement par la préposée pour s’obstiner à attendre en ce lieu maître Lecellier, son avocat. Il était triste et comme intimidé, avec quelque chose de négligé dans son vêtement qui lui donnait l’air d’un veuf. Ce n’était pas un veuf, cependant : c’était monsieur Mauvert. Il avait naguère épousé par amour une belle femme inconstance, il la pleurait toujours, malgré le persiflage parisien dont elle l’avait rendu l’objet, et il élevait du mieux qu’il pouvait ses quatre petites filles dont la dernière venait d’être sevrée…

Les Vélines devaient passer les vacances en Normandie. Henriette s’affairait aux préparatifs de départ, dirigeait les trois domestiques, se chargeait des courses ; André retournait seul au Palais. Le dernier jour, dans la Salle des Pas-Perdus, il vit ensemble le neveu de Chaix d’Est-Ange, Thaddée-Mira et Lamblin. Cette association lui parut étrange : il s’approcha. On parlait de Sylvère et de sa maîtresse : il demanda ce qu’il y avait.

— Il y a, s’écrièrent ces messieurs, il y a que le divorce viendra, dit-on, dès le mois d’octobre devant la première chambre.

— Qui défend la femme ?

— Mais vous ne savez donc rien, mon cher ? — fit Thaddée-Mira, sans pouvoir dissimuler une persistante mélancolie. — Ce pauvre Sylvère se ruine en l’honneur de la dame ! Il sera forcé de tomber dans la peinture médiocre, dans le bas talent, pour satisfaire les goûts princiers de cette belle personne. Il lui a donné le choix entre une aigrette en diamants et le bâtonnier comme défenseur : bien entendu, elle a choisi le plus cher… et il lui paye Fabrezan !

Vélines fut terriblement affecté. Il pensait que sans le voisinage préjudiciable d’Henriette, dont l’astre avait éclipsé le sien, il aurait eu cette affaire. D’ailleurs, sa femme n’avait-elle pas été cause de ce marasme passager où il avait oublié momentanément tous ses intérêts ? Il éprouvait une sorte de rage puérile et secrète, et, après ie dîner, où il n’avait pas desserré les lèvres, il s’enferma dans son cabinet, mais fut incapable d’y travailler. À dix heures, il mit de l’ordre dans ses papiers et gagna sa chambre. Il commençait à se dévêtir avec les gestes brusques d’un homme hors de lui-même, quand la porte s’ouvrit doucement : il se retourna et vit Henriette.

Le temps était orageux ; par les fenêtres ouvertes, le platane de la petite cour apparaissait immobile et noir, sans une palpitation de ses feuilles, et Henriette venait, déshabillée à demi, couverte d’un peignoir d’ancien linon à ramages d’où sortaient ses jolis bras nus. Elle venait d’un air pressé tenant sur son poignet quelques pièces de linge d’homme.

— André, dit-elle, avant de faire ta malle, l’ai voulu te consulter sur ce que tu désires emporter.

Il ne remarqua pas ses yeux gonflés ni quelques marbrures rouges sur la pâleur de ses joues. Elle se baissa, étendit le linge sur son genou ployé. Son corps gracieux se mouvait avec harmonie sous les plis sans poids de l’étoffe. À la lampe, la soie de ses cheveux dorés brilla. Vélines répondit :

— Emporte ce que tu voudras, chère amie : tu sais ce qu’il me faut.

— Mais, insista-t-elle, peut-être serons-nous surpris par le froid : au mois de septembre, il ne fait guère chaud en Normandie : faut-il ajouter quelques lainages ?

— À ton gré, je te dis, répéta Vélines, patiemment. Tu arrangeras tout, avec l’aide de Narcisse, et ce sera très bien.

Elle se débarrassa les mains. Il y eut un silence ; puis elle alla s’accouder à la croisée. Quelques fenêtres illuminées, du haut en bas de la maison, mettaient une vague clarté dans la cour, et l’on entendait parler des gens invisibles.

Comme il fait lourd, ce soir ! prononça Henriette, on ne respire un peu que dehors.

André s’occupait à reviser un carnet de notes et, distraitement, répondit :

— En effet !… il est temps de quitter Pans. Elle ne s’en allait pas. Dans cette chambre d’homme, où un parfum léger était entré avec elle, sa mince forme blanche répandait comme une lumière. Vélines prit un crayon et s’assit pour inscrire un nom sur l’agenda.

— Quand j’étais petite, raconta la jeune femme à voix basse, ces soirées d’août me montaient l’imagination. J’ambitionnais alors un grand avenir politique : Je me sentais une vocation de suffragette… Plus tard, vers dix-sept ans, pendant ces soirs d’été, je rêvais d’être aimée par un jeune homme pauvre qui n’oserait me déclarer sa passion : alors, en pensée, j’allais à lui, je le baisais au front, et je lui promettais le bonheur…

— Voilà bien les songeries des femmes orgueilleuses ! interrompit Vélines, en faisant crier sous son ongle la tranche dorée de l’amenda. Elles souhaitent l’amant timide, l’amant humble, l’amant asservi, l’amant à genoux.

— Oh !… reprit douloureusement Henriette, je ne suis pas une femme orgueilleuse, moi

— Tu crois ? riposta Vélines, ironique.

Ils restèrent encore longtemps sans parler. Henriette s’était assise en amazone sur l’appui de la fenêtre ; l’angle délicat de sa jambe relevait le linon du peignoir. Elle était très mystérieuse. André ne la regardait pas. Elle dit encore :

— Quand je fus une grande jeune fille, docteur en droit, d’autres rêves me venaient, en ces nuits-là. Je savais que les intellectuelles sont souvent peu appréciées des hommes : je redoutais la solitude et de mourir sans être aimée. J’ai pris conscience alors de mon besoin d’être aimée.

Elle finit sa phrase très sourdement, comme pour elle-même. André se releva. Henriette eut le même mouvement vif et fut debout. Ils demeurèrent l’un devant l’autre. Henriette hasarda cette phrase :

— La petite s’est bien endormie ce soir, si tu savais !… Elle a sucé son pouce, ses yeux se sont fermés et je n’ai plus rien entendu.

— Bonsoir, ma chérie, dit André en se penchant vers elle.

— Bonsoir, André.

Il la saisit aux épaules, et, en l’embrassant, s’aperçut qu’elle tremblait.

— J’ai gagne froid à cette fenêtre, expliquât-elle.

Elle fit un pas vers sa chambre, hésita, un moment, puis, se retournant vers son mari :

— Tu n’es pas triste ici… tout seul ?

— Je suis fatigué et je dors lourdement ; répondit-il.

Elle se retirait comme à regret. Dans l’embrasure de la porte, elle avança son visage tout blanc où les yeux brillaient plus vifs. Elle allait dire quelque chose.

Elle ne dit rien et disparut.