Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-13

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Auguste Brancart (I et IIp. 187-201).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XIII.

LE HARANGUEUR DE QUINZE ANS.





A ux récits des folies amoureuses, tu viens, lecteur, de voir succéder le récit des crimes et des actions héroïques ; les combats vont s’offrir maintenant dans ces pages légères, dont le malheur a écrit quelques chapitres : il n’entre cependant pas dans le plan que je me suis tracé, de raconter les guerres de la Vendée ; assez d’autres, sans moi, ont déjà pris ce soin, et je crois qu’après M. Alphonse de Beauchamp, il ne reste plus rien à dire ; je ne rappellerai absolument que les événemens divers auxquels j’ai eu une part active. Comme je n’écris point l’histoire des autres, mais bien la mienne, je serai toujours bref quand il ne s’agira pas de moi. Jetons, avant d’aller plus avant, un coup d’œil sur les événemens qui se sont écoulés jusqu’à cette époque ; je viens de faire, dans le monde, ce qu’on appelle les grands débuts ; me voilà homme, et je commence à tromper en commençant à connaître l’amour.

Ô toi qui la première m’as reçu dans tes bras caressans ! douce et jolie Euphrosine, combien je suis coupable à ton égard ! Je te quitte sans songer même à te revoir ; à peine ton souvenir s’est-il offert à moi un instant lorsque j’ai franchi les remparts de Nantes. Pour toi, friponne Fanchette, tu témoignes à ta maîtresse un si vif intérêt, qu’elle ne veut point partir sans toi ; mais, sois franche, est-ce madame d’Oransai que tu veux suivre ? non, tu ne rêves encore qu’à Philippe ; et celui-ci, malgré son amour pour Honorée, n’est point indifférent au plaisir de voir une jeune beauté affronter les périls, les fatigues de la guerre, dans le seul espoir de se reposer quelquefois en ses bras.

Adieu, ma bonne amie, madame de Ternadek ; adieu madame Derfeil, vous que mon bon destin devrait m’empêcher de revoir ; je pars, et nul chagrin ne m’arrête ; je suis ma mère, ma cousine, et l’espérance de la renommée vous remplace dans mon cœur. Adieu, plaisirs du jeune âge, le Vendéen Philippe cesse de s’occuper de vous : des armes, des attaques, voilà ses jeux ; des triomphes glorieux, voilà ses fêtes.

Après avoir quelque temps suivi la route de Paris, nous tournâmes nos chevaux vers un chemin dont les détours aboutissaient aux positions occupées par les royalistes. Nous ne tardâmes pas à rencontrer un détachement de Vendéens qui, nous apercevant, vinrent sur nous à bride abattue ; comme nous n’avions pas dessein de les éviter, ils nous eurent bientôt entourés. M. de Barene s’avança vers eux, et leur faisant un signe connu de tous, il leur apprit que nous n’étions pas des ennemis. On nous conduisit au quartier-général ; là, quand on eut reconnu le duc, sa fille, la comtesse d’Oransai, le vicomte Philippe, on nous témoigna, par mille preuves aimables, le plaisir qu’on avait de nous revoir.

— « Jeune homme, me dit Charrette, depuis long-temps nous vous attendions. »

Ces mots appelèrent la rougeur sur mon visage, ils me semblèrent être la critique de ma conduite ; mais je me promis bien d’effacer les impressions peu favorables que mon inertie avait pu faire naître.

— « Général, reparti-je, je viens pour exciter mes vassaux, pour les armer, et les conduire moi-même. »

— « Ainsi en eussent agi vos ancêtres ; mais ne perdez point de temps, la ville dont vous êtes le seigneur suzerain, doit devenir notre conquête ; préparez-nous les voies qui doivent la faire tomber en notre pouvoir. »

Je m’inclinai, et pris la résolution de ne pas perdre de temps. Je sortais de la tente de Charrette pour reconduire ma mère et Honorée vers le logement qui nous avait été marqué, lorsque je fus environné d’une foule impatiente de me revoir ; parmi eux se distinguaient Charles de Mercourt, mon ami du cœur ; Armand de S...., fier de sa haute naissance, savait y joindre les avantages donnés par une instruction solide et agréable l’impétueux Germain d’A....., royaliste dans l’ame, qui, méconnaissant le danger, trouvait des charmes à le braver ; le prudent, le réfléchi Paul de Melfort, et quelques autres, tous compagnons de mon enfance, tous agités des mêmes sentimens.

Ils étaient sortis, comme nous, de Nantes par différentes portes, et tous se rallièrent sous les mêmes drapeaux ; leur arrivée causa aux principaux chefs de la Vendée une joie véritable ; ils pensaient, avec juste raison, que notre présence donnerait un nouveau degré à l’énergie de nos vassaux qui, combattant sous nos ordres, se croiraient invincibles si nous partagions les communs périls. Mes amis et moi, après avoir donné quelques instants à nos familles, nous partîmes pour nos terres, presque toutes voisines les unes des autres ; le duc de Barene mon oncle, fut nommé par le général Charette pour diriger notre fougueuse impatience : et quel autre eût mieux été choisi ?

M. de Barene n’était point grand, mais il était d’une structure agréable ; son corps ne manquait pas de grâce, sa figure était fraîche, et ses cheveux blonds : l’honneur le plus pur dominait dans son ame, qui jamais ne s’égara. Inébranlable dans ses principes, vertueux sans faste, brave sans ostentation, généreux par caractère, galant comme un preux chevalier, d’une discrétion à toute épreuve, tel était M. de Barene. Il aimait à plaire, et les soins qu’il donnait à sa toilette annonçaient ce désir si naturel dans l’ame d’un généreux Français. Il venait de rentrer en France pour remplir une mission importante, lorsqu’il fut arrêté.

Honorée, ne voulant point se séparer de son père, marcha avec nous ; maman lui donna Fanchette pour l’accompagner, qui, depuis qu’elle se voyait entourée de cette foule brillante de jeune noblesse, était devenue d’un royalisme sans exemple.

La coquette me faisait de temps en temps quelques infidélités. Mais une fille peut-elle, me disais-je lorsque je voulais l’excuser, s’empêcher d’aimer, se trouvant journellement avec des chevaliers galans et braves ?


Un courrier nous avait déjà devancés : le curé de M..... se hâta de rassembler ceux de ses paroissiens qui conservaient des sentimens d’honneur et d’amour pour l’ancienne dynastie ; il leur apprit que j’allais paraître, et que c’était sous les armes qu’on devait recevoir son jeune suzerain.


Le bruit de mon arrivée se répandant sourdement, les autorités envoyèrent sur-le-champ une estafette pour instruire le général républicain combien il y avait à craindre que ma seule présence ne nuisît aux intérêts de la liberté, et que s’il n’envoyait pas des troupes, il serait très-possible que la ville entière se déclarât pour les royalistes.

Le méchant Saint-Clair, en écoutant son père lorsque celui-ci lui eut raconté le détail et le peu de succès de son entreprise auprès de madame d’Oransai, jura de tirer une vengeance éclatante de ce qu’il appelait une insulte faite à son rang comme à sa personne : il était encore violemment irrité contre Hippolyte, qui l’avait trahi. Il se promit la perte de ce jeune homme, celle du duc de Barene, celle de ma mère et la mienne enfin, car sa jalousie devina que, malgré ma jeunesse, j’avais pu concevoir la pensée de m’unir à ma cousine, la possibilité de cet hymen si naturel ne servit point peu à l’enflammer contre moi : ne voulant point perdre de temps, il rédigea contre nous tous une dénonciation perfide, qui devait nous appeler à l’échafaud dans le temps qu’elle lui abandonnait Honorée sans défense ; mais le ciel ne voulut pas nous abandonner à ce monstre.

Saint-Clair, engagé dans une partie de débauche, remit ses attaques au lendemain, et cette même nuit nous abandonnâmes la ville qu’il souillait de sa présence.

Pendant qu’il était à boire, un des frères et amis sortant un papier de sa poche, lui lut la nomination d’Hippolyte au grade de général de division. Cette nouvelle inattendue porta un coup terrible à Saint-Clair. Hippolyte lui échappait, et devenait même son supérieur : comment songer à le perdre, lorsque les conventionnels venaient de l’élever ainsi ? Saint-Clair comprit qu’il fallait non seulement ne point accuser Hippolyte, mais de plus qu’il fallait dissimuler avec lui. Il n’en conserva pas moins la pensée de frapper notre famille, et cette idée atroce diminua quelque peu le chagrin que lui causaient les succès de son adversaire.

Le jour suivant, il se leva de meilleure heure, et commença à rédiger l’acte fatal, lorsque, portant empreint sur sa figure une stupéfaction comique, son père se présenta devant lui, et lui apprit tout à la fois la mise en liberté de M. de Barene, sa fuite, celle de sa fille, de madame d’Oransai et de moi. Qu’elle fut grande la fureur de Saint-Clair ! Elle n’eut point de bornes ; il s’emporta à un tel point, que son père, effrayé, fut prêt à appeler du secours, craignant que la tête de son fils ne fût dérangée.

À ce premier mouvement de colère succéda, dans l’ame de Saint-Clair, l’espérance de nous mieux accabler, puisque sans doute nous avions passé dans le camp des rebelles : il se pressa de partir à son tour ; et comme il savait que les régimens qu’il commandait étaient auprès de M....., petite ville appartenant à la maison d’Oransai, ce fut vers ce point qu’il se dirigea, dans la pensée qu’il était très-possible que son rival Philippe, c’est ainsi qu’il me nommait, voulût se rapprocher de ses possessions : ce fut donc à lui que s’adressa l’envoyé des autorités de M..... Il ressentit une vive joie quand on l’eut instruit de mon arrivés aux lieux où il m’attendait. Sans perdre de temps, il fit avancer ses troupes avec une telle vélocité, que je ne pus m’emparer de la ville sans coup férir, comme je l’avais d’abord espéré. Avant qu’il eût paru, les royalistes, sortant des murs en grand nombre, vinrent auprès d’un bois, où nos escadrons étaient placés : la nuit taciturne repliait ses voiles, l’orient commençait à resplendir des feux de l’aurore, et un ciel pur nous promettait un beau jour. En ce moment, nous fîmes ranger en cercle les habitans de M..... et des villes circonvoisines ; je me plaçai sur un tertre qu’ombrageait un vieil orme aux immenses branchages ; et cherchant dans mon cœur des expressions convenables, je parlai ainsi :

„Mes amis, depuis long-temps la guerre est déclarée, depuis long-temps le généreux Vendéen s’est armé pour défendre et l’autel et le trône ; la victoire couronne son audace, et vous seuls vous ne partagez point ses succès. N’êtes-vous pas du nombre des braves ? je ne puis le croire. Vous n’avez point voulu marcher sans être conduits par vos chefs légitimes ; eh bien ! les voici devant vous, nous ne tromperons pas votre espérance, et dans les chemins de l’honneur vous trouverez toujours les fils de ceux qui conduisirent vos pères. Aux armes ! Vendéens ! partout le féroce anarchiste vous menace ; partout sa rage implacable égorge vos compatriotes, vos prêtres, vos épouses, incendie vos possessions, et le cri de la vengeance ne s’élèvera point parmi vous ! et vous ne rendrez pas à un ennemi barbare le mal qu’il vous a fait ! Aux armes ! Vendéens ! c’est pour vos rois que vous allez combattre, c’est pour la cause du ciel que vous vaincrez. Vivans, les palmes de la victoire se préparent ; morts, la couronne du martyre est à vous : mais vos yeux brillent des plus nobles feux, mes paroles vous animent ; venez mes amis, venez, jeunes beautés qui devez donner des lois à ce peuple brave ; dites-lui que la hache du bourreau a dévoré votre famille ; demandez-lui, par vos pleurs, par vos exploits, une vengeance juste et terrible. Ministres du Seigneur, élevez vos mains sacrées, bénissez les soldats de l’église, appelez dans leur ame ce courage qui leur est héréditaire. Aux armes ! Vendéens ! marchons, au nom du ciel et du roi.”

À ces mots prononcés avec véhémence, le feu qui me dévore passe dans tous les esprits, partout s’élèvent les cris de vive le roi, vivent nos seigneurs ! par un mouvement spontané chacun tire son épée, on les croise, on pose un genoux à terre, et l’évêque d’Agra, présent à cette touchante cérémonie, imposa ses mains et nous bénit tandis que le canon gronde, et que les premiers rayons du soleil viennent se réfléchir sur les drapeaux blancs que l’on agite. Non, je ne perdrai jamais le souvenir de cette imposante journée, je vois encore les vieux guerriers pleurant de joie sur notre jeune courage ; je vois une foule d’adolescens, beaux de leur bravoure comme de leur ardeur, recevoir des mains innocentes de la beauté les écharpes à leur couleur, et partout la jeunesse s’enflammer elle-même.

Au milieu de ces héroïques transports un nouveau bruit se fait entendre, les clochers de M.... sonnent le tocsin, le bronze de ses remparts tonne sur notre petite armée, et sur les tours de ma ville vassale flotte l’étendard aux trois couleurs.

L’allégresse est suspendue ; nous comprenons que les républicains, instruits de nos mouvemens ainsi que de nos projets, nous ont prévenus, et que pendant l’absence des principaux habitants de M...., ils se sont emparés de cette ville. On se rassemble sur-le-champ en conseil de guerre, après avoir ordonné à nos troupes de se ranger en ordre de bataille. Arthur de Fleradec parla le premier.

— « Je crois, dit-il, qu’il faut se retirer vers le quartier-général de l’armée royale ; nous ignorons à quel nombre se porte le secours envoyé par les républicains : on ne peut, sans manquer aux lois de la prudence, attaquer un ennemi peut-être supérieur à nous par ces forces. »

« — J’appuie votre avis, dit à son tour M. d’Ergassan, qui comme Arthur avait des possessions dans la ville de M.... Nous ne pouvons pas beaucoup compter sur les hommes qui viennent, par un mouvement d’enthousiasme, de se joindre à nous ; craignons que leur premier feu se ralentisse s’ils voient leurs propriétés en proie aux flammes, ainsi qu’il doit être si nous essayons de forcer les portes de la ville.”

Ces deux avis, dictés par l’intérêt, furent adoptés par plusieurs autres membres du conseil ; je vis qu’ils allaient l’emporter ; alors me levant, je m’adressai aux paysans ainsi qu’aux soldats dont nous étions environnés.

— „Camarades, leur dis-je, m’avez-vous choisi d’un libre consentement pour être votre chef ?”

— „Oui, s’écrièrent-ils avec force.”

— Me jurez-vous de m’obéir aveuglément ?”

Oui, dirent-ils encore.”

— „Eh bien ! marchez en avant, et suivez-moi leur dis-je en saisissant un drapeau de la main gauche, et en armant ma main droite du glaive que j’arrache à son fourreau. Canonniers, poursuivis-je, tournez vos pièces contre mon château, ne l’épargnez pas ; qu’il s’écroule, qu’il nous ouvre une entrée, et que je puisse sur ses ruines monter le premier pour y arborer le royal étendard ! Et vous, jeunesse belliqueuse, vous qu’anime la même ardeur, ne retournons pas vers Charrette sans offrir à ses regards charmés les premiers lauriers que nous allons conquérir.”

Ce discours, cette action jette dans tous les cœurs un enthousiasme général ; ceux qui avaient le plus fortement opiné pour effectuer notre retraite, sont les plus ardens à presser l’attaque ; je mets moi-même le feu au premier canon ; adroitement dirigé, il fit tomber une muraille entière du château de mes pères. Que m’importait alors de perdre ma fortune ! je ne voulais qu’acquérir de la gloire, et me rendre digne de la main d’Honorée : elle ne m’avait pas abandonné, ses yeux ne cessaient de m’exprimer l’étendue de son contentement ; elle était fière de moi, et je ne doutais pas que l’amour ne vînt enfin s’asseoir dans son ame. Cependant les assiégés, surpris de notre audacieuse attaque, et commandés par le présomptueux Saint-Clair, nous offraient une résistance bien faite pour exciter notre émulation. Le bruit de l’artillerie, le sifflement des balles, les cris des combattans, l’épaisse fumée qui s’étendait à l’entour, tout m’enflammait davantage ; portant toujours le drapeau blanc, je m’élançais vers la brèche affrontant les fusillades de nos ennemis. Honorée était près de moi, Charles, Germain, Armand, dirigeaient leurs effort vers les miens : nos soldats, surpris de rencontrer tant de bravoure dans des enfans (nous l’étions par notre âge), nous secondaient vaillamment. Tandis que nous combattions vers le midi de la place, par une marche habile, M. de Barene tourna les positions des troupes ennemies, et parut sur leurs derrières, lorsqu’on croyait la totalité des escadrons vendéens réunis sur le point par lequel j’attaquais ; à la vue de ces cohortes, que l’on crut être les premières de l’avant-garde du général Charrette, la confusion commença à s’introduire parmi les républicains. L’œil perçant de Saint-Clair m’ayant distingué au milieu des ruines et des tourbillons de poussières, il accourt vers moi, le pistolet au poing, il me tire et me manque ; je lui porte un coup de mon épée, en lui prodiguant les noms les plus offensans ; son adresse lui servit à éviter mon fer ; mais nos Vendéens, redoublant de vaillance, s’empressèrent tellement de me défendre, que je ne pus joindre Saint-Clair, qui, voyant le désordre s’introduire dans son armée, fut encore le premier à chercher son salut dans une honteuse fuite ; ses soldats l’imitent. Et tandis que les enseignes du terrorisme tombent dans la fange, je plante mon étendard victorieux sur une des tours du château dont je me suis emparé.

La déroute des ennemis fut complète : armes, bagages, munitions de bouche et de guerre, caisse, papiers, tout tomba en notre pouvoir. Nous courûmes à l’église principale, et, aux sons des instrumens militaires, le pontife entonna l’hymne d’allégresse et de triomphe. La chaleur de l’action ne m’avait point permis de m’apercevoir que j’étais légèrement blessé ; le sang qui tachait mes habits me semblait être celui des républicains ; mais lorsque je fus plus calme, je reconnus la vérité, et me préparai à me faire panser.

Honorée venait de s’éloigner ; son père, après l’avoir montrée à ses vassaux, jugea convenable de l’envoyer rejoindre ma mère ; en même temps on la chargea du soin d’apprendre au général Charrette la victoire des enfans ; ainsi la nommait-on. Honorée sentit diminuer la peine de se séparer de moi, par le plaisir qu’elle éprouvait, en pensant qu’elle pourrait proclamer ma vaillance. Je venais de la quitter, lorsqu’une faiblesse subite, qui s’empara de moi, me contraignit d’appeler les secours de l’art. Comme mon château n’était plus en état de me recevoir, je fus loger chez mademoiselle Joséphine, autrefois ma seconde inclination, lorsqu’à l’âge de huit ans, j’aimais si tendrement Paulette. Mais les temps ont changé : tu as seize ans, je suis dans ma quinzième année ; on me dit que je suis un héros, et, selon toutes les apparences, je ne bornerai pas mes entreprises à la conquête de M.... ; me voilà établi dans cette heureuse maison ; un chirurgien habile vient panser ma légère blessure ; il se retire en me recommandant le repos.

Tout était alors dans une confusion sans pareille : les familles, souvent divisées par les opinions, étaient encore plus souvent séparées par les accidens imprévus de ces temps de désolation. Où veux-je en venir par ce préambule ? À dire que mademoiselle Joséphine était seule, absolument seule, et que voyant sa maison occupée par tous nos jeunes officiers, elle vint, par décence, chercher un asile dans ma chambre… Dans votre chambre !! Oui, sans doute ; j’étais blessé, par conséquent, je n’étais point à craindre ; d’anciennes alliances avaient donné à nos deux maisons une manière de parenté, donc il était tout simple qu’on se rapprochât de son cousin pour se mettre sous sa sauve-garde, pour le soigner puisqu’il était malade ; il est possible que, dans le fond, Joséphine agit par d’autres sentimens ; mais comme elle ne les avouait pas, on eût eu mauvaise grâce à ne pas croire sur parole ce qu’elle disait à haute voix.