Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-14

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Auguste Brancart (I et IIp. 203-219).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XIV.

L’AMOUR ET LA GUERRE.





C omme j’aimais Honorée ! mais aussi, comme Joséphine me paraissait jolie !… Elle est un peu sévère, ma cousine, je n’ai pu l’embrasser que dans de grands momens ; et tout en visitant ma blessure, la bouche fraîche de Joséphine vient caresser la mienne, en allumant un incendie nouveau dans mes sens faciles à enflammer. Joséphine, que je n’ai pas vue depuis huit ans, a grandi ; son visage, toute sa personne a pris de nouveaux charmes ; elle est sensible, car elle pleure, en me prodiguant ses soins ; nos anciennes amours se rappellent à son souvenir, car elle rougit en portant les yeux sur moi… Elle est blonde, Joséphine ; et cependant, elle est vive, impérieuse et quelque peu insolente ; mais ce n’est pas avec moi. Nous voilà seuls ; que ferons-nous ? Lire ? on fait trop de bruit dans la maison. Joséphine chanterait bien, mais son piano n’est pas d’accord. Il faut donc causer ? Eh bien ! causons. On commencera par me dire quelle joie on a ressentie, lorsqu’on m’a vu entrer en vainqueur dans la ville. Déjà ma vanité est flattée : ensuite nous parlerons du temps passé.

PHILIPPE.

Vous rappelez-vous de votre querelle avec Paulette ?

JOSÉPHINE.

Elle ne voulait pas que je vous aimasse.

PHILIPPE.

J’étais heureux alors…

JOSÉPHINE.

Est-ce que vous ne l’êtes plus ?

PHILIPPE.

On pourrait me le rendre ce bonheur.

JOSÉPHINE, s’approchant.

On fait tant de bruit qu’il est difficile d’entendre, lorsqu’on est aussi loin de votre lit…

PHILIPPE.

Avancez-vous, mon amie ?

JOSÉPHINE.

J’aime ce nom, il est bien doux.

PHILIPPE.

Un peu froid, peut-être ?

JOSÉPHINE.

Il me plaît assez.

PHILIPPE.

Il en est un que je préfère.

JOSÉPHINE.

Lequel, je vous prie ?

PHILIPPE.

Autrefois vous me le donniez…

JOSÉPHINE.

Ah… nous avions huit ans…

PHILIPPE.

Combien aujourd’hui il aurait plus de charmes !

JOSÉPHINE.

Est-ce qu’on ne vous le donne pas ?

PHILIPPE.

Qui ?

JOSÉPHINE.

Mademoiselle de Barene.

PHILIPPE, sans rougir.

Je vous jure que jamais je n’ai dit à ma cousine : Je vous aime, ainsi que je me plais à vous le répéter.

Je disais ainsi ; pour mieux m’entendre, car j’avais prononcé ces mots à voix basse, Joséphine avait penché sa tête sur mon sein : mes bras l’attiraient doucement, lorsque la porte s’ouvre : crac, je me renferme dans mon lit. Joséphine se recule ; je peste contre le fâcheux qui vient, et je crus entendre soupirer Joséphine. Le fâcheux était une fâcheuse, affligée de ses quinze ans, aux vives couleurs, à la peau éblouissante, au pied mignon, à la gorge volumineuse, à la taille jolie, en un mot fort agréable pour un contre-temps. Cette nouvelle personne portrait le nom Jenni Dastin, nom qu’on retrouvera au premier volume, dans le chapitre intitulé : Je débute. Jenni ayant partagé mes plaisirs enfantins crut, malgré la distance entre nous établie, qu’elle pouvait venir me voir, lorsque j’étais malade. Un coup d’œil jeté sur son miroir, l’assura que je ne lui saurais pas mauvais gré de cette visite. Elle vint donc ; et malgré son peu de crainte pour moi, elle ne vit pas sans être troublée mademoiselle Joséphine, assise auprès de moi.

— „Que voulez-vous, mademoiselle, dit d’un ton assez fier Joséphine, que j’ai déjà dépeinte comme insolente, surtout avec ses inférieurs ?”

— „Je viens, répliqua Jenni d’un ton leste, et encouragée par mon air de bienveillance, féliciter M. Philippe sur le succès de sa première affaire.”

— „Grand merci, Jenni, lui dis-je, votre action me plaît ; je vois avec plaisir que vous êtes bonne royaliste.”

— „Ah ! M. Philippe, je vous en réponds ; je n’ai jamais pu souffrir les bleus. Ils sont si sales ! si malhonnêtes ! Quelle différence avec nos gentilshommes, toujours si polis et aimables ! Assurément je ne possède pas grand’chose ; mais le peu que j’ai à moi, je le donnerais de grand cœur aux braves Vendéens…”

Je comprenais fort bien le sens des paroles de Jenni ; et je trouvais son peu fort joli. Il me vint dans l’idée de voir jusqu’à quel point elle pousserait son dévouement pour la bonne cause… Mais comment le lui faire entendre devant Joséphine qu’il fallait ménager ? Je n’avais pas dressé mon plan d’attaque, quand Joséphine fut appelée par un domestique, qui vint lui dire que des commissaires de l’armée royale désiraient savoir d’elle-même si elle n’était pas trop foulée par le nombre des militaires qu’elle avait chez elle.

Un de ces commissaires entra sur ces entrefaites ; c’était Charles de Moncourt. Il salua respectueusement Joséphine ; et venant vers moi avec empressement, il me demanda des nouvelles de ma blessure. Je l’assurai que je me portais bien ; puis, lui disant un mot rapide qu’il comprit, il se tourna vers Joséphine ; et lui présentant la main, il l’engage à venir trouver les commissaires. La hauteur de Joséphine ne lui permettant pas de croire que je dérogeasse jusqu’à une roturière, me servit parfaitement. Elle sortit avec Charles ; et Jenni, en allant fermer la porte, qu’ils avaient laissée ouverte, par mégarde apparemment, poussa le verrou. Je m’en aperçus : elle revint vers moi :

— „Ah ! M. Philippe, les belles choses qu’on raconte de vous ! On dit qu’après avoir placé votre drapeau sur la muraille de la ville, vous en avez pris trois aux ennemis.”

„Oui, lui repartis-je, j’en ai même gardé un avec moi.”

„Je voudrais bien le voir.”

„La chose est facile : passe par ici ; là, bien : donne-moi ton bras, je suis trop faible pour le sortir moi-même de mon lit, dans lequel je l’ai caché : le tiens-tu ?”

„Je crois, dit-elle en rougissant, que j’en ai le manche dans ma main.”

Alors je l’attire doucement vers moi. „Eh ! me dit-elle, je ne puis me remuer, car je vous ferai mal.” Je ne lui réponds pas, mais je pousse mon entreprise. Sorti d’un combat, j’en recommence un autre : mais que celui-ci me présente d’attraits ! la jolie citadelle à forcer ! les délicieuses tours ! quelle porte étroite !… quels remparts ! comme ce fourré est épais ! L’attaque est chaude, le sang ruisselle : un cri se fait entendre ; je n’y comptais pas : il redouble mon courage ; je me représente à la brèche toujours la tête haute. Ah ! quels plaisirs me sont offerts ! quelle vivacité dans tous les mouvemens de mon ennemi ! comme il me prévient en tout ! comme partout il est présent ! quelle fougue ! Ah ! Jenni, tu n’es qu’une grisette, mais au jeu d’amour tu es sans égale. Je viens de t’en donner la première leçon, et déjà tu surpasses ton maître. Je te presse pour la troisième fois. Mais ne voilà-t-il pas ma damnée de blessure qui se rouvre ; et, cette fois, ce n’est pas un sang voluptueux qui s’épanche.

À la vue de cet accident, l’étourdie Jenni perd la tête, et se met à pousser des cris aigus, sans songer que nous sommes enfermés ; moi-même je ne m’en rappelle que lorsque l’on vient frapper à coups redoublés à la porte. Toute la maison était en rumeur : les Vendéens, craignant quelques surprises, saisissant leurs armes, couraient çà et là pour connaître la cause de ces cris. Charles, Joséphine, les officiers reviennent vers ma chambre ; et voyant qu’on criait dans l’intérieur sans penser à leur ouvrir, enfoncent la porte, croyant qu’on m’égorgeait, et foncent vers mon lit l’épée au poing : à la vue des fers qu’elle croit dirigés contre elle, Jenni s’épouvante, fait un saut, tombe sur son dos, et, dans sa chute malheureuse, montre à découvert ses pays-bas ensanglantés cependant par une autre blessure que la mienne.

À ce plaisant spectacle, je riais dans mon lit, indécemment défait. Les militaires, voyant ce que Jenni à moitié évanouie ne leur cachait pas, devinent l’affaire, et se mettent à rire : Joséphine, par devoir, est contrainte de se retirer de fort mauvaise humeur. Elle revient dès que Jenni a repris ses sens, et lui demande sèchement le sujet d’un pareil vacarme.

„Hélas ! répond-elle, M. Philippe a voulu me montrer comme on attaquait une place ; et tandis qu’il montait à l’assaut, sa blessure s’est rouverte : quand je m’en suis aperçue, la frayeur m’a saisie, et j’ai crié.”

„Comment avez-vous pu voir sa blessure, puisqu’elle était hors de la portée de vos yeux ?

„Sans doute, dit Charles de Mercourt avec gravité, que le cher Philippe, emporté par la chaleur de la leçon, aura relevé ses draps pour en faire une enseigne de détresse.” Et les assistans de rire ; et la petite Jenni de se sauver ; et Joséphine de faire la grimace ; et mes amis, enthousiasmés de mon activité, de courir partout pour répandre que je voulais toujours combattre même lorsque j’étais blessé.

Ce contre-temps me déplaisait néanmoins, puisqu’il devait éloigner de moi Joséphine ; et, je l’avoue, je désirais ardemment sa possession. Le soir, quand il fallut se coucher, cette aimable personne, paraissant oublier l’événement de l’après-dînée, me recommanda d’être tranquille, de ne point craindre de la réveiller, si ma blessure me donnait quelque inquiétude. Je pris sa main, que je baisai fort respectueusement. À ce début, Joséphine crut que j’allais commencer un troisième assaut ; mais la fatigue l’emportant sur les désirs, je m’en tins à cette simple politesse ; et, fermant les yeux, je ne tardai pas à m’endormir.

Je reposais depuis quelque temps, lorsque je fus tiré de mon assoupissement par l’approche d’un corps bien frais, bien ferme, qui, silencieusement, se plaça auprès de moi. Je l’avoue, mon amour-propre me fit deviner que c’était Joséphine : et malgré que je trouvasse quelque irrégularité dans cette démarche peu réfléchie, je ne laissai pas de me préparer à traiter de mon mieux celle qui me rendait une telle visite. Comme j’étais dans un état fort brillant, je ne perds pas une minute : mais croyant que le temple qu’on m’offrait n’avait pas encore été visité, j’en entr’ouvre avec délicatesse les deux portes de corail, je m’avance, et ne tarde point à découvrir que si je vais cueillir une rose, le bouton ne peut m’être donné. Cette découverte, en me refroidissant un peu, me rendit moins étonné sur la manière d’agir de Joséphine. Pourtant comme elle était toujours jolie, et qu’elle n’avait que seize ans, je me mets, sans mot dire, à lui prouver que la fatigue m’est étrangère. Mon lit, secoué rudement par le choc de deux corps qui le heurtent, se met à crier. Je m’en embarrassais fort peu, quand une voix, qui n’appartient pas à la personne qui joûte avec moi, me demande : „Qu’avez-vous, Philippe ? vous trouvez-vous plus malade ? Il me semble que vous vous remuez étrangement ?”

À ce discours, je devine que j’ai donné dans une embuscade, et que lorsque je reçois Joséphine auprès de moi, elle est tranquille dans son lit. Mais quelle est l’espiègle qui m’a joué un tour pareil ? Fanchette est partie avec Honoré ; je ne connais à M..... que Joséphine et Jenni ; et puisque ce n’est pas Joséphine, ce ne peut être que Jenni. Pendant ce monologue intérieur, je n’avais point répondu. Mademoiselle Jenni, justement effrayée, ne savait que faire, lorsque Joséphine continuant :

— „Vous ne dites rien ; vous ne vous agitez plus, Philippe, Philippe, êtes-vous évanoui ? Ô ciel ! s’il était vrai !… Mon ami, je vais me lever, je vais rallumer la veilleuse qui s’est éteinte.”

— „N’en faites rien, m’écriai-je impétueusement, ne bougez pas ; je suis bien, très bien, je vous assure.”

— „Vous me le dites d’un ton à m’alarmer davantage.” Et voilà que, sans plus attendre, elle saute au bas de son lit, et vient à tâtons droit au mien. La pauvre Jenni, plus morte que vive, se rapetissait pour n’être point aperçue, si Joséphine allumait la lampe. Celle-ci n’en fit rien. Comme elle avançait toujours, elle trouva ma main qu’elle prit. — „Ah ! me dit-elle, vous avez la fièvre : votre main me brûle… ” Et voilà le diable qui me tente de nouveau. Que faire ? Renvoyer Jenni ? retenir Joséphine ? „Recouvrez-vous, me dit la dernière ; il fait froid, vous vous refroidiriez.” Et tout en me couvrant, je ne sais comment cela put se faire, mais je l’enveloppai aussi. Le lit, petit pour une personne, en contenait deux difficilement : trois, la chose était impossible : cependant la chose était sur le point d’arriver. Attendu que le lit se trouvait poussé contre la muraille, Jenni ne pouvait point s’évader par la ruelle. Je prévoyais le moment critique, lorsqu’un patatras bruyant, un vase nocturne qui tombe et se brise en mille éclats, dérange nos positions. Joséphine, par un mouvement involontaire, se recule. Jenni choisit ce moment ; elle s’élance en chemise dans la chambre, rencontre une table qu’elle fait tomber, et se glisse, au milieu du vacarme, par la porte secrète qui lui avait facilité l’entrée. J’ai su depuis que, me croyant seul, et comme elle logeait dans la maison, l’étourdie avait cru pouvoir, sans causer de scandale, venir faire une seconde visite à celui qui l’avait faite porte-drapeau. Je dirai ici une fois pour toutes, que souvent, lorsque je raconterai quelqu’aventure galante, je brusquerai tantôt le commencement, tantôt la fin, ne voulant pas fatiguer le lecteur par les perpétuelles répétitions que le sujet nécessite. Je ne filerai pas dans ces Mémoires telle intrigue qui, dans la vérité, m’a coûté six mois de soins, et dont je ne détaillerai que l’essentiel.

Après la tempête, le calme se rétablit : mais l’occasion était perdue. Joséphine s’était réfugiée dans son lit, vivement épouvantée d’un tapage dont elle ne comprenait pas les causes. Je pestais contre le sort qui, m’ayant d’abord offert deux bonnes fortunes, s’était plu à me les ravir en même temps. Joséphine, cachée sous la couverture, ne soufflait pas : à mon tour, je feins d’être inquiet. — „Dormez-vous, lui dis-je ?”

— „Hélas ! non, je meurs de peur.”

— „Craindriez-vous quelque danger ?”

— „Il doit y avoir quelqu’un dans la chambre.”

— „Si je le croyais ?”

— „Je le crains.”

— „Je vais vous rassurer.”

Je dis ; et voulant contraindre Jenni à s’enfuir, si elle n’était point partie, je prends un briquet qu’on avait posé sur la cheminée, et je tire du feu. Mon impatience me servait mal ; mon briquet heurtait mes doigts, l’étincelle fuyait l’amadou. Enfin, je parvins à remplir mon but. La lampe allumée, je parcours la chambre ; je relève la table. Je ramasse les débris du vase cassé ; mais je ne vis pas ce que j’aurais dû voir. Les portes sont soigneusement visitées.

Mes recherches terminées, alors je reviens auprès de Joséphine. Qu’elle était jolie ! Elle me souriait avec langueur, et me dit de poser la veilleuse. Je lui obéis si maladroitement que je laisse tomber la lumière sur le plancher ; et nous voilà de nouveau dans l’obscurité. Fut-ce par maladresse que j’agis ainsi ? Non, non ; je savais bien ce que je faisais. Dans les ténèbres, on se dirige mal. Le premier lit touché me semble être le mien… J’y entre, malgré une légère résistance : malgré une plus forte, je m’établis où vous savez… Quelle nuit ! Dans quels torrens de flammes fus-je transporté ! Quelles caresses incendiaires ! quelle voluptueuse résistance, pour m’enivrer davantage ! Combien elle me coûta à cueillir, cette rose enviée !… Les larmes les plus vraies accompagnèrent mon triomphe… Oui, je souffris trop moi-même, pour n’être pas convaincu de la présence du bouton… Mais, après ces délicieuses douleurs, qu’ils furent vifs les plaisirs qui leur succédèrent. Toutes les parties de ce corps parfait reçurent mes hommages. Et vous surtout, vous, aimables coussins de l’amour, vous qui faites la réputation d’une Vénus, vous fûtes encensés par moi ! Si l’encens ne fuma point sur votre autel, il se glissa à travers la route étroite que vous formez pour aller se répandre dans le sanctuaire voisin… Comme tu savais bien aimer, ô Joséphine ! Comme tout ton être respirait la sensibilité, le délire ! Avec quel charme je pressais ce blanc satin qui te pare partout ! Comme tu étais belle ! Tes fesses polies, arrondies, par de flexibles mouvemens, rallumaient à chaque minute le flambeau de l’amour… Je le crus, dans tes bras, un instant inépuisable… Le sommeil réparateur succéda enfin à cette si jolie lutte. Le lendemain, à mon réveil, je me trouvai le front appuyé sur le sein de mon amie. Par de nouvelles caresses, je cherchai à l’éloigner de Morphée ; et lorsqu’elle ouvrit les yeux, nos êtres s’unissaient pour la huitième fois… Moment céleste, où après avoir goûté, pendant une nuit, les plus douces extases, on voit se rouvrir l’œil amoureux de sa jeune amie !… La pudeur, le désir se combattent dans son ame. Elle veut se dérober à la lumière, qui la fait rougir ; mais bientôt vos discours, vos tendres attouchemens, font disparaître la timidité. Elle s’abandonne sans réserve ; et la volupté impétueuse triomphe de la décente candeur.

Nous ne nous pressions pas de nous lever ; mais le timbre de l’horloge voisine ayant frappé neuf heures, il fallut se séparer. Je fus étonné moi-même qu’on n’eût pas déjà pénétré dans ma chambre. La discrétion et l’amitié de Charles présidèrent à ce qu’on ne troublât point un asile où il présumait que la haine ne résidait pas. Joséphine se pressa de s’habiller ; elle prend son jupon, ou plutôt croit le prendre, car ce jupon n’est pas le sien : l’étoffe en est plus forte, moins moelleuse ; mais où est le sien ? Elle le cherche, elle ne le trouve pas. En regardant plus attentivement celui qui est dans ses mains, elle le voit marqué d’un J., d’un D. ; ce qui ne faisait pas, quoique la première lettre fût semblable, Joséphine de Melfort, mais si fait bien Jenni Dastin. Alors le mystère de la nuit est expliqué : elle devine que le bruit qui s’est fait entendre avec tant de fracas est dû à la visite nocturne de l’audacieuse grisette. Furieuse de cette rivalité, elle m’accable de reproches : je cherche en vain à l’apaiser, en lui disant qu’il est possible que Jenni ait voulu me faire une niche, mais que rien n’a été effectué. Cette dénégation me fut inutile : car si Jenni n’avait pas eu le temps de s’établir dans ma couche, elle n’aurait pas eu celui de troquer son jupon contre celui de Joséphine. Il n’y avait rien à répondre. Aussi voyant que j’étais bien duement atteint et convaincu de perfidie, je me mis à verser un torrent de larmes pour attendrir mon amante ; et celle-ci, faible comme l’est une femme qui vient de tout accorder, me permit de signer la paix par de nouvelles folies. Il était près de onze heures lorsqu’on put pénétrer dans ma chambre. Joséphine fut retirer la pièce fatale que Jenni avait prise dans la nuit ; et pour qu’elle ne pût recommencer ses audacieuses tentatives, on eut grand soin, la nuit suivante, de se mieux précautionner. M. de Barene ne tarda pas à se rendre chez moi : la veille, il était venu également. Je l’assurai qu’avant quatre jours je pourrais me rendre à mon devoir. Il me dit que c’était avec regret qu’il allait me quitter, mais qu’il voulait achever de nettoyer le pays circonvoisin des bandes républicaines qui avaient l’imprudence de s’y montrer encore. Je fus établi gouverneur de M...., et chef suprême des paroisses qui formaient l’arrondissement. Ce fut avec une peine réelle que je vis partir mon oncle : depuis ce jour, je ne l’ai plus revu. Pendant tout le temps de la guerre, il combattit loin de moi ; et lors de la pacification, il avait, depuis quelques semaines, quitté le territoire français. Je reparlerai de lui lorsqu’il sera nécessaire.

Mes occupations militaires employèrent toute ma journée. Ma blessure était trop légère pour me priver de faire aucun mouvement. Je parcourus la ville : je faisais rendre justice aux habitans, toujours molestés par les soldats ; je prenais soin de faire garnir les magasins de vivres et de munitions ; je passai mes troupes en revue, ainsi que celles de mes amis, dont le concours unanime m’avait déféré le suprême commandement.

Après tant de graves affaires, il fallait bien un peu songer à celles de mes plaisirs. Je dis un mot en passant à Jenni, que je consolai : j’entretins Joséphine la nuit suivante, ainsi que les trois autres qui suivirent. Mais comme l’amour ne pouvait l’emporter sur le devoir, le cinquième jour entendit en se levant le canon du rempart proclamer l’instant de mon départ. Joséphine, dont j’étais tendrement aimé, voulait me suivre : il me fallut user de toute mon éloquence pour la dissuader ; mais en même temps j’exigeai d’elle que si les républicains se rapprochaient de M...., elle se hâterait de les fuir, et de venir au milieu de notre camp, une retraite plus sûre et moins facile à être violée. Je la quittai, après lui avoir fait les plus voluptueux adieux : elle m’accompagna hors des murs de la ville ; et de-là, tant qu’elle put me voir, elle me fit signe avec son voile, qu’elle agitait au-dessus de sa tête. Cependant nos bataillons s’éloignaient au son d’une musique militaire, et aux acclamations d’un peuple qui appelait sur nous de nouveaux et de plus éclatans succès.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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