Aller au contenu

Madame sous-chef/3

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 66-92).

III

— Eh bien ! chéri, avoue que notre vie de fonctionnaires s’arrange tout simplement et aussi heureusement que possible. Cela va tout seul. N’est-ce pas ton avis ?

Geneviève et Denis attablés dans un vaste restaurant du quartier de leur Ministère dont le va-et-vient amusait la jeune femme, venaient de commander leur repas. Voici deux semaines qu’ayant retrouvé leurs postes respectifs, ils déjeunaient ici. Geneviève avait, lui semblait-il, le droit d’énoncer un favorable avis.

— Oh ! lança Denis timidement, cela manque un peu de calme.

— Évidemment, concéda-t-elle, ce n’est pas si agréable que chez soi. (Voilà une chose qu’elle ne pensait pas, mais il fallait ménager les goûts casaniers du cher mari, parler de son point de vue, paraître épouser son parti.) Cependant, malgré le tintamarre de la vaisselle entre-choquée, des serveurs, des ordres qui traversent la salle et des rumeurs de la conversation, on peut fort bien s’enfermer dans la petite loggia de son tête-à-tête. Pour ma part, je sais parfaitement faire que nous soyons seuls toi et moi dans cette cohue.

— C’est le quatorzième bifteck coriace que je mange ! nota seulement le jeune mari avec tristesse.

— Eh bien ! change, chéri, réclame une escalope ! Tu ne peux prétendre d’ailleurs à satisfaire ici ta gourmandise autant que chez ta bonne mère, friande comme une chatte et qui traite la cuisine comme un art majeur !

— C’est bien ce que je reproche au restaurant : On ne peut rien en exiger…

— Alors, il ne fallait pas louer Porte de Saint-Cloud, mais accepter n’importe quel appartement obscur dans le VIIe puisque nous n’étions pas assez riches pour les maisons confortables de ce quartier !

— Oh ! il eût suffi… ne put retenir Rousselière.

— Quoi ? Quoi ? Il eût suffi de quoi ?

Il hésita, il se sentait commettre une erreur en extériorisant cette bouffée d’humeur qui montait en lui aujourd’hui, par hasard, dans le tintamarre de ces mangeurs avides et le tourbillon des garçons soutenant de trois doigts en l’air l’équilibre d’un plat ; dans les fumets emmêlés des civets, de la friture, de l’échalote des hors-d’œuvre et celui des abricots épluchés. Il voyait, clair comme le jour, qu’il allait blesser Geneviève. Mais il est dur de se rentrer en gorge les propos d’une mauvaise humeur qui vous étouffe, surtout quand on fut un enfant gâté.

— Si nous avions eu un ménage normal et que tu fusses restée à la maison pour surveiller les repas, c’eût été un jeu pour moi de sauter dans un autobus et de gagner notre quartier lointain. Et je ne t’aurais quittée qu’au bout d’une heure, le temps de savourer notre déjeuner en tête à tête, de le célébrer comme un rite antique, symbole de l’intimité et de l’union, ainsi qu’est déjà notre repas du soir. Seul je me serais débrouillé. Mais je ne peux t’imposer cette gymnastique, ce tour de force. Alors, tant que tu seras fonctionnaire comme moi…

Geneviève avait pâli. On revoyait en elle à ce moment la « grande Braspartz » du bureau, celle qui, à certains jours, d’un seul regard, courbait toutes les dactylos sur leur machine. La douceur de ses yeux s’était éteinte. Ils devenaient de glace.

— Bref, tu m’aurais mieux aimée cuisinière que rédacteur, n’est-ce pas, Denis ?

Et il comprit qu’il l’avait horriblement blessée. Saisi d’inquiétude, il surmonta sur-le-champ son humeur égoïste. C’était la première fois que sa femme dardait sur lui ce regard sans amour. Une pensée se formula en lui : « Je mangerais toute ma vie de la semelle de soulier plutôt que de lui faire la moindre peine ! » Et opérant un soudain rétablissement :

— Geneviève, je t’en prie, ne prends pas au sérieux un propos de mon mauvais caractère. Je sais bien que les femmes adorent le restaurant.

— Et pour cause. Elles y voient l’exemption de toutes les besognes abrutissantes : l’homme, des soins anonymes qui n’ont pas été pris pour lui spécialement, pour sa chère gourmandise. Mais je sens bien en toi une sourde rancune à cause de mon refus d’abandonner ma carrière ; ton regret d’avoir en moi une compagne et non pas une servante comme tu l’avais rêvé. Tu es injuste et, par surcroît, peu clairvoyant, car nous menons une vie d’union assez rare chez les époux. Songe à nos retours du soir par les bords de la Seine, face au soleil couchant, ou bien sous les arbres de la rue Michel-Ange, lorsque nous avons le caprice d’aller à pied…

Il n’en fallut pas plus que ces mots de mélancolie, cette évocation de l’heure incomparable où ils rentraient chez eux serrés l’un contre l’autre, pour mettre le comble à la confusion du coupable. Il ne savait comment calmer cette épouse offensée. Toutes les concessions lui furent bonnes. Il loua le fromage, trouva un goût exquis à l’entremets. Pour le café, il n’en avait jamais bu de meilleur. Mais Geneviève demeurait sévère. Dans la rue, il prit timidement son bras ; mais aucun signe tendre ne répondit à son repentir. Rien n’est plus embarrassant pour un jeune mari que le courroux d’une femme susceptible. Jusqu’au Ministère, ils n’échangèrent pas deux paroles. Il en était à se demander : « Que doit-on faire en pareil cas ? »

Mais les circonstances vinrent à son secours. Comme dans le même après-midi il compulsait un dossier avant de rédiger une réponse pour une affaire en litige, un de ses collègues lui dit à l’oreille au passage :

— Il va y avoir un mouvement administratif dans le bureau. On dit que le chef passe à la quatrième Direction. C’est encore tout à fait nouveau. Ne le répétez pas. Ça va créer ici un appel d’air. Moi je suis au tableau depuis dix-huit mois déjà. Moi pas encore, avoua Rousselière avec simplicité. Mais ma femme y est inscrite depuis un an.

— Ah ! dit le collègue, c’est une haute valeur que vous avez épousée, mon cher !

— Ma foi, répliqua le jeune mari, avec toute sa charmante modestie, j’avoue que tous les jours je suis davantage de votre avis.

— Cette Braspartz, comme nous disions autrefois, reprit l’autre, elle nous dépassera tous, vous verrez.

Une telle louange de celle qu’il aimait était au mari comme une coupe de champagne. Pour lui-même, aucune ambition. Bureaucrate par nécessité, ponctuel par conscience, de l’avancement il n’avait cure. Mais ce fils de poète cachait dans son pupitre des feuilles volantes à l’en-tête, administratif, où l’on aurait pu déchiffrer quelques jolis vers griffonnés. Pour les succès de carrière, il saurait se contenter de ceux de sa femme. Et il regarda l’heure au cadran qui régissait et asservissait les onze personnes tapant ou écrivant dans la grande pièce. Encore trois heures et il rejoindrait Geneviève. Il savait maintenant ce qu’il lui dirait.

Et l’heure sonnée, en effet, dès qu’il eut repris dans la rue le bras de sa femme, il ne put tenir sa langue :

— Tu ne sais pas, chérie ? On m’a annoncé une bonne nouvelle. Notre chef de bureau change de Direction. Il passe, dit-on, à la quatrième. Le sous-chef va peut-être prendre son fauteuil. C’est un vieux qui attend son avancement depuis douze ans ! Il l’a bien mérité. Qui sait si tu ne le remplaceras pas à ton tour ?

Geneviève rougit de plaisir, sourit à son mari dont elle oubliait du coup l’offense, balbutia, un peu troublée :

— Comment ! Comment ! Mais mon chéri, ce n’est pas possible ! Pense à tous ceux qui ont plus d’ancienneté que moi ! Un an de tableau à côté de pauvres types qui attendent depuis des années ! Véritablement et tu me sais sincère — je trouve que ce ne serait pas juste.

— C’est toujours juste, reprit le mari un peu courtisan, dès lors qu’une valeur est récompensée.

Geneviève buvait le compliment comme un lait mêlé de miel et d’essence capiteuse. L’avancement qu’elle désirait si fort, car son zèle s’appuyait sur une solide pointe d’orgueil, comptait peu à côté de l’estime et de l’admiration de son jeune mari. Et c’était justement ce qu’elle lui avait un peu reproché jusqu’ici, de ne pas reconnaître assez ouvertement sa valeur professionnelle, ses qualités administratives. Ah ! ah ! enfin ! il semblait y venir aujourd’hui. Ce n’était pas trop tôt. Quel charmant mari elle avait là ! Comme elle lui pardonnait son humeur du déjeuner ! et ses plaintes contre le restaurant, et sa rancune exprimée un peu cruellement contre le travail de sa femme !

— Il y a parmi les rédacteurs, reprit-elle, deux ou trois hommes de valeur qui me dépassent…

— Moi, répondit le mari enivré en se pressant contre ce bras si plein de force et d’énergie, je sais bien que tu es la plus fine, la plus subtile, l’esprit le plus direct, le plus lumineux !

Leur repas, ce soir-là, dans la salle à manger baignée des rayons pourpres du soleil qui s’abaissait derrière les coteaux de Meudon, fut une ineffable fête. Le jeune mari avait pris le parti bien déterminé de n’être plus orgueilleux désormais que des succès de sa femme.

À quelque temps de là, comme ils se hâtaient, certain soir, de rentrer chez eux, car on sentait déjà dans l’atmosphère la touche de l’automne, le crépuscule venait et ils pensaient aux clartés des fortes ampoules électriques dans leur appartement rose et orangé, Denis demanda avec le candide prosaïsme des hommes :

— Qu’avons-nous ce soir à dîner ?

— Des croquettes de veau, monsieur, répondit Geneviève, qui se sentait toute joyeuse ce soir, puis des légumes à la crème et une macédoine de fruits. Êtes-vous content ?

— Je suis toujours content, chérie, puisque je me sais si privilégié d’être le mari d’une femme comme toi. Je t’admire de tenir ton rôle au bureau avec tant de perfection que les vieux sous-chefs de notre direction déclarent : « Cette Braspartz, elle nous dépassera tous » et, dans le même temps, de gouverner ton intérieur de loin comme si tu y étais présente. Vraiment les femmes sont extraordinaires ! Jamais un homme…

Il n’est que de penser à tout sans se laisser dissiper, interrompit Geneviève triomphante ; d’être bien à la maison quand on est à la maison et bien à son bureau dès qu’on y a mis le pied. Je savais qu’il m’était possible de mener de front les deux fonctions, chez nous et au Ministère. Je te l’avais dit. Avoue que…

— Oui, dit Denis en lui souriant, j’avoue que…

Ils oubliaient qu’il est toujours dangereux de chanter victoire trop tôt devant un destin que l’on prétend manœuvrer. Quand la jeune Ninette leur ouvrit la porte, une bouffée d’odeur singulière les assaillit et l’ancienne cousette s’efforçant à un air contrit, réprimait en réalité un accès de fou rire.

— Oh ! Ninette ! Qu’est-ce qui sent ainsi ?

— Que Madame ne me gronde pas ! Il m’est arrivé un grand malheur !

Et elle pouffait derrière ses deux mains, laissant ainsi croire qu’elle étouffait des sanglots.

— Les croquettes de veau ? interrogea Madame.

— Oui, les croquettes de veau, confessa la soubrette.

— Brûlées ?

— Calcinées, Madame, pour un moment où je m’étais accoudée à la fenêtre en regardant la campagne.

— Mais, remarqua Geneviève qui ne s’emportait jamais, il ne sent pas que le brûlé ici. Une autre odeur plus infecte…

— Ce sont peut-être les merlans que je suis allée acheter avenue de Versailles pour remplacer les croquettes.

— Mais ma pauvre Ninette, ce sont des poissons gâtés qu’on vous a vendus !

— C’est possible, Madame, je ne m’y connais guère. Je n’ai jamais vu pêcher que de loin, au Pont de Neuilly ou à celui de Sèvres. Un merlan qui sort de l’eau, je ne sais pas ce que c’est.

Geneviève se sentait désarmée. Elle avait devant les yeux une fille singulière à qui elle s’attachait de jour en jour pour son bon caractère, son rire fidèle, ses gentillesses de jeune chat surtout l’obligation qu’avait cette enfant de rester sans beaucoup de liberté dans sa cuisine et de travailler, — mais qu’elle ne connaissait pas véritablement. Elle demandait souvent à son mari :

— Crois-tu que Ninette puisse m’aimer, bien que je sois sa patronne ?

— Je crois qu’elle devrait t’adorer, ma femme chérie, répondait le mari, mais je ne crois pas qu’elle le puisse, parce qu’elle est ta servante qui, loin de discerner cette tendresse maternelle que tu ressens pour elle, voit en toi un tyran qui la traite en esclave. Librement elle t’a loué ton service. Vous collaborez à l’ordre de la maison qui repose sur tes directives et sur ses soins. Mais elle vit sur le préjugé de l’animosité nécessaire entre patrons et employés, de sorte que tu aimes Ninette, mais je ne la crois pas assez sensible pour l’avoir deviné, et, en fin de compte, elle ne peut te le rendre.

— Ninette, dit ce soir-là Geneviève en maîtrisant une nervosité bien naturelle, vous avez acheté du poisson pourri. Jetez-le aux ordures et ouvrez une boîte de conserve. Il reste les légumes à la crème.

— Ah ! non, Madame, parce que la crème, je l’ai prise pour essayer de cacher le goût de brûlé chez les croquettes. Mais c’est le goût de brûlé des croquettes qui a caché celui de la crème. C’était horrible.

On ne savait ce qu’elle disait de vrai, de mensonger. Ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait des déboires dans la confection des repas. Crainte de la décourager, Geneviève ne la grondait pas. Crainte de peiner Geneviève, Denis évitait de se plaindre. Ce soir encore tout en avalant un triste dîner, ils parlèrent du bureau et des propos tenus par le vieux rédacteur inscrit au tableau depuis dix-huit mois. Geneviève tremblait que son mari n’imputât de nouveau le contretemps de ce soir à son absence de la maison. Elle regardait ce front doré de Provençal, le velours noir de ses yeux où il y avait une étincelle de malice. Elle tendait le dos au réquisitoire. « Ces choses-là n’arriveraient pas si, au lieu de passer ta vie loin d’ici et de confier la maison à une enfant inexperte, tu y restais, comme ma mère, comme la tienne, afin de tout s’y passe dans l’économie et dans l’ordre. » Geneviève savait que ces phrases-là étaient tapies sous ce front. C’était leur étincelle qui luisait dans ces yeux rieurs. Mais Denis mit une coquetterie à ne pas les laisser éclater, à les tenir en bride, connaissant assez cette fière épouse pour savoir qu’elle les devinait derrière sa mansuétude. Car que pouvaient-ils se cacher désormais !

Le lendemain, ils riaient ensemble de la crème escamotée, des ruses de jeune chatte qu’avait Ninette. Ils cherchaient comment former la conscience de cette enfant secrètement sauvage.

Chaque dimanche, le jeune ménage sacrifiait à la famille. Geneviève acceptait d’aller déjeuner chez sa belle-mère, et, en retour, entraînait le soir son mari rue du Mont-Cenis pour le dîner agrémenté du charivari de ses frères.

Chacun des époux était également fêté dans sa belle-famille. Mais Geneviève éprouvait un sentiment bizarre le matin, rue de Varenne, où des nourritures rares, des mets raffinés cuisinés avec talent, agrémentés de la gamme des épices les plus diverses et de la fantaisie des mélanges les plus hardis, leur étaient servis. Depuis deux ou trois jours, les chairs sombres du gibier confisaient dans le vin et les herbes aromatiques. Les tomates et les poivrons avec le piment écarlate et les olives macéraient dans une huile qui ressemblait à de l’or en fusion. La pissaladière réunissait tous les légumes. Mais il fallait commencer par la soupe au pistou, c’est-à-dire au basilic qui, au dire de Mme Rousselière, composait le prélude de tout le poème.

On sentait que sa semaine s’était passée à rechercher, à assembler, à faire venir au besoin par colis des Alpes-Maritimes ces denrées odorantes, et à les traiter ensuite toutes en particulier avec autant de délicatesse qu’un poète qui assemble ses rimes et ses images, ou un peintre qui pèse et mesure, du fond de son œil, les rapports insaisissables des couleurs.

Celle qu’on avait surnommée « l’as du troisième Bureau » jugeait, avec sa vue positive et précise, comme un gaspillage cette grande dépense d’imagination, de patience, d’efforts, représentée par un seul de ces déjeuners. Sa belle-mère qui alors, en ce matin dominical, après sa solitude de la semaine, s’épanouissait — son visage ardent et doré rayonnant comme sous un soleil mystérieux lui semblait puérile et vaine. Sa franchise bretonne, incapable pourtant d’une critique blessante, ne pouvait se hausser jusqu’à l’enthousiasme. Son compliment était mesuré, un peu froid.

— Voyons, ma chère Geneviève, disait la mère de Denis, faites honneur à ma pissaladière. Il me semble que la pâte en est assez réussie et que la purée d’anchois n’a pas trop mauvais goût…

— C’est excellent, ma mère, mais j’en ai déjà repris.

Pour Denis, au contraire, c’était comme un reflet de l’atmosphère natale qui eût dardé sur lui. Il était joyeux, bavard, étincelant. La verve moussait en lui pour donner, comme à un conte de Daudet, du piquant et une folle bonne humeur au moindre potin du bureau qu’il disait avec sa pointe d’accent. L’après-midi se passait à fumer dans le minuscule salon de la veuve du poète, en rappelant les bonnes histoires de la tante de Sisteron ou du grand-père de Castellane, ou celle de la Farandole de Faïence.

Vers cinq heures, le ménage reprenait la due de Montmartre pour finir la journée chez les Braspartz avec cette fidélité à la famille que rien ne peut déloger du cœur des Français.

Alors, Denis ressaisissait le bras de sa femme pour faire le trajet à pied comme un bon et salutaire exercice.

Un de ces soirs où ils grimpaient à la Butte par un vent frais du début d’octobre, il lui posa enfin une question qui le démangeait depuis plusieurs semaines :

— On dirait que tu n’apprécies pas beaucoup les délicieux déjeuners de ma mère. Est-ce vrai ? Geneviève était incapable de la moindre dissimulation.

— Écoute, chéri, je sais combien tu aimes ta mère, lui dit-elle en hésitant un peu. Je ne voudrais pas la juger devant toi surtout au sujet de ces fins repas préparés par elle avec tant d’amour. Mais avoue pourtant qu’il est lamentable pour une femme de sa valeur de dépenser la plus grande partie de son temps aux apprêts immédiats ou lointains d’un déjeuner qui ne dure pas trois quarts d’heure. Sais-tu ? Eh bien ! cela me fait proprement l’effet d’un gaspillage, gaspillage d’argent, de temps, de forces. Après tout, nous mangeons très bien le soir, chez mes parents et à moins de frais.

Elle n’avait pas achevé qu’elle sentit la main de Denis se crisper sur son poignet ; et il disait avec un petit frémissement :

— Ah ! tu ne comprends pas, tu n’as rien compris à ces Joyeuses fêtes dominicales que ma mère nous réserve chaque semaine, où il entre beaucoup plus de spiritualité que de gourmandise. Des mets aussi parfaits, ces parfums, ces herbes odorantes, ces goûts agrestes sont comme des couleurs qui nous peignent notre montagne maritime. Ces goûts et ces fumets sont robustes, éclatants. Ils sont nos paysages dorés au soleil comme le pain au four. Ils sont nos grillons, nos cigales, nos priga-diou comme on nomme le féroce insecte qu’est la mante religieuse. Ils sont aussi les festins d’autrefois chez nos grands-parents du côté de Mougins, les souvenirs de grand-mère si petite et si douce et qui cuisinait si parfaitement. Ils sont les réunions de famille de mon enfance, les déjeuners dans Le jardin sous la tonnelle, parmi le bourdonnement des abeilles et le parfum des champs de jasmins à côté. Vois-tu, Geneviève, ma mère met tout cela dans sa cuisine. Ses mains intellectuelles composent un déjeuner comme celle de mon père traçait les quatorze-vers d’un sonnet.

Geneviève affectait de sourire, de ne pas le prendre au sérieux. Elle murmura une fois de plus :

— Comme tu es bien toujours le fils du félibre, mon chéri !

Au fond, elle éprouvait un trouble bizarre. Le point de vue d’où son jeune mari envisageait les besognes matérielles des femmes à la maison ne lui échappait pas. Et il différait tellement du sien qu’elle y discernait nettement, non seulement la condamnation de ses théories propres, mais de tout le cours même de sa vie. Cette poésie initiale qui naît des plus modestes travaux parce qu’ils créent dans la maison une atmosphère sereine, paisible, harmonieuse, un bien-être indistinct : l’ordre, en un mot, elle avait refusé à Denis de s’y sacrifier. Elle ne le regrettait pas. En ce jour gris d’octobre, à l’heure où ils gravissaient côte à côte les escaliers du Sacré-Cœur, elle se confirmait avec une frénésie secrète dans les raisons qu’elle avait de poursuivre sa belle carrière, et d’assurer ainsi l’aisance, le bien-être matériel de leur ménage. Elle avait sa façon à elle de le créer, en se faisant de solides appointements, ce qui valait bien celle de sa belle-mère. Est-ce que cela ne revenait pas au même ? Sans l’apport de son gain, auraient-ils pu louer ce bel appartement de la Porte de Saint-Cloud ? Mais Denis était trop entier dans ses opinions ; trop entêté. Il méconnaissait tous les charmes de la vie qu’il devait à la situation de sa femme. Là dedans aussi on aurait pu trouver une poésie. Ne serait-ce que de vivre sans barguigner perpétuellement, sans discuter à propos de la moindre dépense ainsi que cela se passait chez les parents Braspartz ?

Toutes ces pensées, Geneviève s’y complaisait Sans les exprimer. Pour rien au monde, elle n’eût consenti à les livrer au cher compagnon qui ne l’attaquait pas ouvertement. Ses rêves ordinaires, ses châteaux en Espagne à elle, c’était dans la cité des cartons verts, sous la crépitation des machines à écrire et la senteur fade du papier qu’elle les bâtissait. Quatre rédacteurs avaient sur elle une priorité d’ancienneté. Quand passerait-elle sous-Chef ? Telle était la question. Le titre n’était pas prodigué chez le personnel féminin. Au ministère, on ne voyait que deux femmes qui l’eussent encore. Il n’en était que plus flatteur d’y parvenir. D’autant que Geneviève ne comptait sur aucune bassesse, sur aucune lâcheté ou abandon de dignité pour acheter ce titre si désiré. Rien que la perfection de son travail, la belle distinction administrative du style empesé de rigueur : « Le ministre, ces raisons invoquées, a cru devoir surseoir à l’octroi de toute amélioration dans les avantages qui vous ont été accordés. » Ou : « J’ai l’honneur de vous informer qu’après avoir pris connaissance de votre réclamation, le ministre a ordonné qu’une enquête serait instituée dont les résultats seront portés à votre connaissance… » Savoir repousser les requêtes avec une solennité compensatrice, tout était là. Ou bien encore « y donner suite » comme dit le jargon usité et n’en faire part à l’intéressé que par des formules impassibles et impersonnelles, les seules que puisse employer l’État. C’était à cette incorporation enviable avec l’État, à un anonymat grandiose qu’il fallait parvenir.

La jeune femme songeait au jour où elle viendrait annoncer à cette table de famille qui était toujours un peu son domaine : « Ça y est. Je suis sous-Chef. La troisième femme dans le ministère qui ait obtenu le titre ! » Elle voyait déjà la sarabande que mèneraient ses frères pour célébrer ce succès !

— Au fond, remarquait-elle là-dessus, comme je suis famille !

Mais en arrivant en vue de la maison des Braspartz, elle fut rappelée à la réalité :

— Te souviens-tu, lui disait Denis, de notre première rencontre au thé de la rue de Rivoli ? Je t’aimais bien alors. Pourtant qu’était-ce auprès de mon sentiment d’aujourd’hui où tu es devenue — et chaque jour davantage-cette chose sacrée : ma femme !

Ces mots passionnés qui peut-être en un autre moment, eussent fait bondir son cœur donnèrent à cette fière créature un point d’angoisse. C’était comme si Denis eût dit : « Tu n’es qu’à moi. Ma femme et rien d’autre. Le reste ne compte plus. Tu m’appartiens corps et âme. » Elle eut un demi-sourire forcé auquel le mari se méprit…

Quelques minutes plus tard elle était assiégée, assaillie par la bienvenue tapageuse de ses quatre frères qui l’entouraient avant même qu’elle ait pu embrasser son père et sa mère :

— Je suis reçu à mon examen. — Il y a un gigot ce soir, tu sais, ma vieille ! — J’ai failli me faire écraser cet après-midi contre le Palais de Madagascar à l’Exposition, tant il y avait foule. Je tirais déjà la langue ! Je suis troisième sur trente et un en math…

Et les baisers sonnaient sur ses joues. Elle passait de bras en bras sans pouvoir atteindre ses parents.

— Laissez-moi respirer, les gosses ! Voyons, un peu de calme !

Elle riait. Toute bousculée qu’elle fût par un tel accueil, l’atmosphère de la maison la reprenait. Elle se délectait aux sollicitudes maternelles : « Pas trop de travail au bureau ? Pas trop fatiguée, ma petite fille ? », au bon sourire des yeux bleus sous les sourcils broussailleux de son père, pendant que Denis tombait à son tour aux mains de ses jeunes beaux-frères. Bientôt, on passait à la salle à manger. Geneviève retrouvait les rites connus. depuis son enfance à cette table amie dont les contacts lui étaient comme une caresse d’aïeule. On loua le pot-au-feu de la tradition. Puis, après que les légumes aux couleurs éclatantes eurent fait le tour des convives, vint l’entrée solennelle du gigot, l’affutage du couteau à découper par le père méticuleux, la tombée des fines tranches rouges sous la lame, enfin la phrase sacramentelle de Geneviève qui rappela aux garçons une ancienne tradition :

— As-tu fait sauter la gousse d’ail ?

Une douce torpeur engourdissait la jeune femme, apaisait sa combativité, son humeur revendicatrice. On parlait des succès de ses frères, du gros travail de son père à l’étude. Toute sa jeunesse, depuis la petite enfance, reprenait possession d’elle. Une pensée, tout à coup, lui traversa l’esprit : « Connaîtrait-elle un jour, pour son compte, une maison de famille comme celle-là ? Bien encombrante une telle nichée… Mais pourtant, c’était si bon !… »

Rousselière soutenait le fil d’une conversation avec les garçons aussi bavards que voraces. Il leur contait une nuit de pêche au clair de lune, du côté des îles de Lérins. Le père Braspartz prêtait l’oreille.

Après le repas, comme toute cette jeunesse fumait, on vit la tête de Geneviève se renverser en arrière à l’appui du fauteuil. Elle était d’une pâleur mortelle. Rousselière bondit vers elle, la soutint dans ses bras. Et comme les yeux de la jeune femme, pleins d’un feu si doux, d’ordinaire, demeuraient sans expression et semblaient vides, pris d’angoisse, il la souleva vigoureusement pour l’emporter et l’étendre sur le lit de ses parents.

Les quatre garçons figés de peur tremblaient de tous leurs membres. Le père Braspartz regardait sa fille avec une tendresse assez quiète. Denis pleurait. Marc demanda :

— Va-t-elle mourir ?

Mais Mme Braspartz, sereine, revint de la cuisine avec un peu de vinaigre dont elle bassina les tempes de sa fille, épiant la petite flamme encore incertaine qui se rallumait au fond de la prunelle immobile. Puis voyant le visage de Denis tout défait et baigné de pleurs, elle sourit tranquillement :

— Ne vous tourmentez pas, mon fils. Avant la naissance de tous mes enfants je connaissais ces accidents.

Il fallut plusieurs jours à Denis pour se remettre du coup assené ce soir-là à sa sensibilité inquiète, à cet amour craintif et tourmenté qu’il avait voué à Geneviève. Trois visites successives du médecin furent nécessaires pour le convaincre que sa femme ne mourrait pas, mais qu’elle aurait probablement un très bel enfant. :

À partir du moment où cette certitude de l’enfant l’envahit, et où il put se livrer aux joies de cette perspective, une fête intérieure commença dans l’âme de ce fils du poète.

— Comprends-tu, disait-il à Geneviève, ce petit qui sera entre nous deux, venu de toi, de moi, cela me semble un beau miracle. Tu ris ! Tu te moques de moi. Eh bien ! oui, c’est naturel, je sais. Mais c’est naturel pour les autres. Pour soi, dès que la divine aventure se produit, elle vous apparaît merveilleuse. C’est le plus beau don que Dieu pouvait nous faire.

— Certainement, dit Geneviève. Je me réjouis moi aussi en pensant à cet enfant qui va venir, qui nous continuera dans la vie, qui sera, je l’espère, quelque chose de bien, digne de ma famille et de la tienne. Mais vois-tu, Denis, j’aurais aimé que ce petit être attende encore une année avant de venir faire obstacle à ma carrière. Peut-être que dans un an j’aurais eu mon avancement. Avec ce gosse, on ne sait jamais toutes les entraves, tous les contretemps qui peuvent survenir. Il me fera perdre certainement beaucoup d’avantages dans mes notes. Mon dossier n’y gagnera pas, sois-en sûr. Je sais bien ce qui est arrivé à ma collègue Duval, du 4e bureau, depuis qu’elle à eu ses jumelles — des petites filles délicates, difficiles à élever, — et qu’on l’a vue se mettre à fournir un travail irrégulier, haché, insuffisant. Pour un rien, elle téléphonait le matin qu’elle ne pourrait venir que l’après-midi. Oh ! ses chefs étaient très gentils. Ils riaient. Ils disaient que c’était très bien d’avoir des jumeaux, que toutes les femmes devraient en avoir deux couples. Mais ils grognaient la minute suivante contre ses dossiers en retard, des notes égarées, l’irrégularité de son travail. En fait, Duval, qui étant jeune fille, ici, partait pour un avancement rapide, en est toujours au même échelon aujourd’hui. J’ai peur que la même histoire ne me guette… même si je n’ai pas deux jumeaux !

Rousselière écoutait sans répondre ce réquisitoire déguisé contre le petit enfant dont la seule évocation le rendait pareil à un « Ravi » de sa Provence. Il était un peu triste que Geneviève ne ressemblât pas aux autres Jeunes femmes, à Denise Charleman par exemple dont le bonheur d’avoir bientôt un bébé éclatait à tous les yeux. Celle-là ne redoutait pas la concurrence que son enfant ferait à ses ambitions. Ses ambitions ! pauvre petite Denise si puérile et si douce, elles n’avaient jamais dépassé l’étroit appartement du boulevard des Invalides qui enclosait dans ses boiseries blanches, avec l’amour de Jean Charleman, tout son univers ! Et Rousselière là-dessus pensa malgré lui que si, plus volontaire, il avait formellement exigé que Geneviève, comme Denise, abandonnât ses fonctions pour se marier, l’annonce de ce bébé aurait inondé de joie leur foyer au lieu d’y faire figure de catastrophe. Il brûlait de communiquer à sa femme ce qu’il pensait là-dessus, peut-être même d’ébranler secrètement par une première sape sa décision de demeurer, comme il disait « bureaucrate à perpétuité ». Mais la crainte de l’émouvoir péniblement par une discussion nouvelle sur ce sujet, qu’ils s’étaient interdit d’aborder désormais, lui retint la langue.

Au fond, avec un certain enfantillage de garçon élevé par une femme, il se mit à vivre désormais dans l’attente de ce petit être, comme à quinze ans il rêvait nuit et jour d’une raquette de tennis promise par sa mère, d’un fusil à air comprimé qui devait récompenser sa prochaine place de premier à l’Institut catholique, d’une matinée au « Français » que la veuve du poète se saignait pour lui offrir de temps à autre. Ses songes même aujourd’hui étaient hantés par cette merveilleuse espérance. Il les contait à sa femme, le matin au réveil : « Tu ne sais pas, mon cher Trésor, j’ai vu cette nuit notre bébé. C’était une petite fille. Elle était merveilleusement jolie et commençait à parler. Elle s’exprimait même à ravir en mettant son petit doigt en l’air… »

Et Geneviève qui comme toute bonne Bretonne savait lire dans les rêves, déclarait :

— Alors, mon chéri, ce sera un garçon et il n’aura aucune facilité de parole !

Saine et robuste, créée comme les femmes de son pays pour de nombreuses maternités, elle supportait son état crânement, sans malaises, fière de prouver qu’elle pouvait cumuler son métier d’homme et son métier de femme. Quand on apprit la grande nouvelle à la mère de Denis, celle-ci n’en croyait pas ses oreilles : « Quelle santé ma chère ! vous êtes faite pour avoir dix enfants ! » — « Dieu garde ! » s’écria Geneviève en riant.

Cependant le restaurant du quartier des Invalides avec ses relents de bière, de friture et de cigare, finit par l’écœurer un peu, il lui fallut bien l’avouer. « Qu’à cela ne tienne, dit la belle-mère, vous viendrez chaque jour déjeuner chez moi, ainsi que faisait Denis naguère. » « Mais ma mère, vous n’avez pas de domestique ; nous ne pouvons vous imposer cette peine. » La mère eut ce coup d’œil de coin qui la rendait encore à cinquante ans si séduisante : « Ma chère Geneviève, vous n’avez donc pas encore compris quel beau remède vous apportez à mon inutilité ! » Les deux femmes se regardèrent avec un peu de mélancolie sur ce mot-là. Et le marché fut conclu entre elles, sans plus.

Ce ne furent plus les chatteries provençales ragaillardies par les épices odorantes qu’on leur servait désormais à ce déjeuner quotidien, mais des viandes ruisselantes de jus, des légumes doux et fades, que Mme Rousselière n’aimait pas, mais qui se trouvaient bonnes pour « l’enfant », seul objectif de ces trois-là. Il n’était entre eux que projets d’avenir, rêves, ambitions tournant autour de ce petit être que personne encore ne connaissait.

Un jour, la belle-mère eut l’audace de pousser le coup droit devant lequel, jusqu’ici, elle avait hésité.

— Mais enfin, Geneviève, qui l’élèvera, ce petit ?

— Moi-même, ma mère.

— Renoncez-vous donc à votre situation ?

À une question aussi peu fondée en raison, en possibilité et aussi vaine, Geneviève ne put répondre que par une ironie :

— Que dites-vous là, ma mère ? Mais ce serait plutôt l’occasion d’en prendre une seconde s’il était possible ; à l’heure où des charges nouvelles et redoutables surgissent, le moment serait mal choisi de tarir une telle source de revenus dans notre ménage.

Denis regardait sa femme et son visage exprimait une inquiétude aiguë. Sa mère avait lancé là un pavé que ses mains à lui avaient longtemps balancé sans oser le lâcher. Il n’en était pas très satisfait. Il prenait inconsciemment le parti de celle qui lui était plus que tout.

— Ma chère amie, se hâta-t-il de dire, vous devez faire confiance à Geneviève. Une femme comme elle est capable de mener de front deux missions, qui, après tout, peuvent se conjuguer. D’abord, au moment de la naissance, il lui est accordé un congé de trois mois. Trois mois pour se consacrer uniquement aux soins du bébé et pendant lesquels elle formera Ninette aux dits soins.

Geneviève devait savoir un gré bien tendre à son mari pour ce plaidoyer qui lui permit de continuer avec plus d’assurance :

— Ninette est au fond une bonne petite fille qui a déjà pouponné ses jeunes sœurs. Elle a dix-sept ans aujourd’hui. Je la suis de très près.

— Non, de très loin ! objecta la malicieuse belle-mère.

— Vous me comprenez fort bien. Je ne passe jamais un jour sans m’entretenir un peu avec elle. Je surveille ses loisirs, lui fais lire des livres que je choisis ; je lui donne des billets pour des cinémas capables de lui suggérer par l’image des idées saines. Enfin je m’efforce, en lui adoucissant le servage, de faire envers elle mon devoir de patronne tel que je le conçois et tel que je le lui expose, c’est-à-dire tendant à l’incorporer à la maison, un peu à la famille.

Denis vint à la rescousse :

— Et Ninette adore Geneviève, vous savez ! Figurez-vous que d’elle-même, cette pauvre gosse élevée dans un milieu terriblement misérable, a voulu spontanément, depuis qu’elle sait sa maîtresse un peu fatiguée, lui apporter son thé au lit le matin, avant le bureau. On ne l’en fera pas démordre. Ne trouvez-vous pas cela charmant ?

— Je trouve cela charmant mais n’excluant pas la légèreté d’une fille de dix-sept ans, qui aura des journées entières la responsabilité totale d’un petit enfant fragile dont l’organisme mystérieux soumettra de continuels problèmes à ses nourrices.

— Mais, ma mère, Ninette a dix fois plus d’expérience que moi en ce qui concerne les nourrissons. Songez donc, dans sa famille, il y eut quatre bébés après elle !

Il y a expérience et expérience, répliqua la mère de Denis. Mieux vaudrait un sage ennemi qu’un ami imprudent, quelquefois…

Le plus gêné des trois se trouvait être Denis, qui pensait comme sa mère et parlait comme sa femme. Là-dessus, dans le petit salon où s’étaient passées les bonnes et les mauvaises heures de son adolescence, de sa jeunesse, un peu amolli par la tiédeur du lieu, la douceur du divan sous la bibliothèque — celle où se pressaient dans le fauve chagrin de leur reliure, les œuvres de son père — il se mit à rêver en fumant sa dernière cigarette avant le bureau :

Geneviève avait décidé de démissionner pour se consacrer à sa maison. Les économies qu’elle réaliserait ainsi en surveillant l’inexpérience de Ninette, en choisissant un appartement plus petit, devaient vite compenser l’abandon de son traitement. Ce serait dans le même immeuble, face aux mêmes coteaux verdoyants, un logement un peu petit, un peu étriqué — mais quatre billets de moins par an, mon vieux Denis ! — qu’il avait un jour visité, comme ça, pour voir. Cela faisait plus resserré, plus intime que le grand parloir un peu vide, à l’air démeublé où ils se tenaient d’ordinaire. Dieu ! quel bien-être coulait en lui rien qu’à l’idée de ce petit coin de maison qui serait comme le sanctuaire de sa femme, la chapelle chérie de sa femme. Drôle d’impression que celle d’une ravissante hôtellerie — mais cependant d’une hôtellerie — qu’il ressentait dans le logis actuel quand ils y rentraient tous les deux, ignorants de ce qui s’y était passé en leur absence. Mais à l’idée d’un modeste appartement — trois ou quatre pièces comme chez les Charleman — où s’écoulerait la vie de sa femme, où c’est chez elle plutôt que chez lui qu’il viendrait communier avec sa présence à midi et le soir, il défaillait comme à la vision d’un paradis terrestre.

Et puis l’heure sonnerait où le petit enfant serait là. « Une sacrée sécurité, il faut l’avouer, pensait Denis, de le savoir sous la garde de sa mère ! » Et il revenait encore aux Charleman, à Denise aux cheveux de lin qui, elle, couverait son bébé, n’accepterait pas de le quitter deux heures, elle l’avait déclaré tout net un jour à Geneviève, cette petite Denise, cette gosse fragile qui défendait déjà l’enfant attendu contre des périls imaginaires. Sait-on tout ce qui peut fondre d’ailleurs au cours d’une longue journée sur ces petits êtres débiles et muets que guettent tant de maladies, d’accidents imprévus, de catastrophes sans proportion avec leur fragilité ? Est-ce que la mère ne devrait pas être toujours présente à monter la garde au seuil de leur jeune vie ? « Oui, je sais bien, se disait Denis assez cruellement, la jeune Ninette sera là pour monter la garde près de notre enfant … »

À cet instant, la voix de Geneviève qui avait achevé sa cigarette, le fit sursauter :

— Denis ! il est deux heures moins un quart ! Nous serons en retard au bureau !

À la suite d’une loi votée par le Parlement, il y eut une véritable lame de fond dans l’activité du Ministère pour le rajustement de l’ordre ancien à l’ordre nouveau. Une partie de la jurisprudence se trouvait de ce fait annulée. De tels événements dans les administrations sont faits pour accabler les tièdes et stimuler au contraire les zélés. Denis, qui n’avait pas de zèle et que sa conscience seule soutenait de justesse dans l’accomplissement de son devoir strict, peina sur les nouveaux textes, sur la rectification des manuels, sur les applications pratiques de la nouvelle loi. Mais dans le bureau voisin, Geneviève excitée par la difficulté, à l’aise dans un travail ardu qui lui permettait de produire ses capacités, anxieuse aussi de prouver à ses chefs que son état ne diminuait pas ses possibilités de travail donna là un des plus forts coups de collier de sa carrière. Elle voulait que l’on dît d’elle : « Ah ! ah ! cette Braspartz, ce n’est pas sa maternité qui l’empêchera de montrer sa mesure. Décidément, elle tient ses promesses ! » Enfin elle espérait secrètement que malgré son peu d’ancienneté au tableau, malgré le coefficient d’infériorité que pouvait lui créer son état aux yeux de ses chefs, elle forcerait les préjugés, les usages, les rivalités mêmes de certains de ces Messieurs et ainsi peut-être l’an prochain aurait-elle accès aux emplois supérieurs.

Certain soir de cet hiver-là, comme Charleman les accompagnait jusqu’au métro, il ne put retenir sa langue. C’était peut-être une indiscrétion, mais tant pis, la chose le démangeait trop, et puis il savait faire tant de plaisir à Mme Rousselière ! Car c’était d’elle qu’il s’agissait. Donc, l’après-midi, au cabinet de la Deuxième Direction, dans l’antichambre, au vol, sans le vouloir, il avait surpris les mots que le directeur disait sur elle, en confidence au chef de la jeune femme, en lui serrant les mains sur le pas de la porte. Mme Rousselière n’avait pas été nommée, mais les propos tenus ne pouvaient faire confusion : « Vous avez une personne de haute valeur, avait dit le directeur. » — « Oui, avait répondu le chef, dommage qu’elle attende un enfant. » — « Pensez-vous qu’elle abandonne ? » — « Nulle intention, je crois. Mais il y a le congé qui va nous en priver trois mois. Et puis après, à chaque dent du gosse, à chaque colique (oui il a dit cela le chef !) : absence motivée de la mère. » — « Vous êtes immoral, mon cher ami ; pour un petit citoyen de plus, on peut supporter quelque désarroi dans le service. » — « Vous avez raison, monsieur le Directeur ; mais ces femmes-là, quand elles ont l’étoffe dont était faite cette jeune fille, elles ne devraient passe marier ! » — « Vous êtes amusant, mon cher chef !… » Et au dire de Charleman, sur ces mots, le directeur avait congédié le patron de Mme Rousselière.

Elle était toute frémissante de plaisir. « Ah ! le directeur avait dit cela : « Vous avez là une personne de haute valeur ? » Et cette crainte qu’on avait maintenant en haut lieu de la perdre ! « Pensez-vous qu’elle abandonne ? » Ainsi, c’est à ce point qu’on tenait à elle ? Aux yeux de ses chefs elle paraissait nécessaire ! Après de telles phrases, tous les espoirs lui étaient permis. Elle sentit lui monter à la tête comme la chaleur d’un vin puissant. Sous son bras, le bras du cher mari orgueilleux d’elle, tremblait aussi. Elle ne se donnait pas deux ans pour arriver à ce titre de sous-chef qui dissimule sous la restriction de son adverbe une telle autorité dans un service. On dirait d’elle : « Ah ! ah ! cette grande Braspartz, sous-chef à son âge ! nous savions bien que c’était un as ! » Elle Jouissait ce soir de ce titre comme si elle l’avait déjà obtenu, pas fâchée de soupeser déjà le désappointement de certains de ses confrères masculins à qui elle couperait l’herbe sous le pied. Et elle se disait, en pensant à la modestie, à l’amour de son mari : « Cher Denis ! je le connais, lui sera bien plus flatté de mon avancement qu’il ne l’eût été du sien ! »

En effet, dès qu’ils eurent laissé chez lui Charleman, et se retrouvèrent seuls sur le boulevard, leurs deux visages d’un commun accord se tournèrent l’un vers l’autre et se sourirent victorieusement.

— Chérie ! dit Denis, comme je suis fier de toi ! C’est vrai, dans tout le Ministère il n’y a pas une femme qui te vienne au genou. Mais, dis-moi, lorsque tu atteindras aux emplois supérieurs, n’auras-tu pas honte d’un pauvre diable de rédacteur comme mari ?

— Oh ! Denis ! prononça Geneviève avec une sorte de piété, car elle éprouvait un malaise soudain de la fringale d’ambition à laquelle sans contrôle elle venait de s’abandonner ridiculement, je sais bien que par mille points tu me dépasses et que ton inaptitude à faire un parfait bureaucrate ne découle que des adorables supériorités de ton esprit rêveur, intuitif, universel, Tout t’intéresse. Moi, je dois sentir le vieux papier, la moisissure des registres, cette odeur des bureaux devenue mon atmosphère. Toi, enfant du poète, encore plein d’harmonies intérieures héritées de lui, sensible à toutes les petites beautés du monde, tu te prêtes par vertu à une besogne qui blesse toutes tes dispositions et tes goûts, dans laquelle tu ne peux introduire aucune de tes richesses personnelles, et où tu ne réussis qu’à force de volonté. Mais tu as la récompense, cher ami, doux ami, comme on dit dans mon pays ! Si je suis enviée, on t’aime partout.

— On m’aime parce qu’on ne me redoute pas, reprit le Provençal avec une pointe d’accent.

— On t’aime parce que tu charmes, tu le sais bien, Fils du Soleil !

— Et toi, alors, Fille de la Pluie, pourquoi t’aime-t-on ?

— Oh ! tout le monde ne m’aime pas ! remarqua Geneviève. Mais tant pis !