Madame sous-chef/4

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 93-119).

IV

Depuis la veille, ils étaient trois dans la chambre dont la fenêtre s’ouvrait ce matin à un doux soleil levant de juin. Depuis la veille, un petit personnage avait pris possession de ce domaine conjugal réservé jusqu’ici aux deux êtres qui semblaient se réfléchir l’un l’autre comme dans une glace. Et le nouveau venu n’avait pas apporté le trouble dans la tranquillité, le tête-à-tête si étroit, si absolu du couple qui dormait là jusqu’ici dans une union parfaite. Tous trois respiraient avec aisance dans cet espace qui ne s’était pas élargi pour l’intrus. C’était un mystère. Rien n’avait changé entre eux et tout allait être transformé. Ils étaient bouleversés et une paix suprême accompagnait la révolution profonde de leur vie.

Depuis la veille où Geneviève était revenue de la clinique avec un beau garçon de cinq kilos, aux reins larges, aux yeux bleus comme ceux du grand-père de Concarneau, cette chambre un peu étroite aux meubles légers achetés en fabrique, s’était emplie de sérénité. Comme si l’union d’un mari et d’une femme devait être mieux équilibrée sur trois bases que sur deux. Cette impression de solidité, d’une sorte de trinité dans la dualité, Denis Rousselière ne l’avait pas communiquée à Geneviève, ni Geneviève à Denis ; ils ne se disaient pas grand’chose, mais souvent ils se penchaient tous deux sur le berceau pour regarder ensemble cette petite esquisse d’homme grimaçante et mystérieuse, et ils éprouvaient que leurs vies s’étaient élargies.

— Comme c’est petit ! murmurait Denis avec une sorte de commisération pour une fragilité si flagrante.

— Ça grandira ! répliquait Geneviève toute tournée déjà vers l’avenir de son fils.

Alors on se mit à préparer le baptême,

Geneviève et Denis n’étaient pas de ces chrétiens légers pour qui le baptême ne représente qu’une formalité d’usage courant. C’était avec toute leur intellectualité consciente qu’ils pratiquaient leur christianisme. Le jour venu, quand le prêtre — un ancien professeur de Denis à l’Institut catholique — s’adressant au parrain, le saint-cyrien frère de Geneviève, et à la marraine, Mme Rousselière, dont les mains tenaient ensemble le cierge à la longue flamme droite et symbolique, leur posa la question à laquelle ils devaient répondre pour l’enfant : « Que demandez-vous ? » et qu’ils prononcèrent ensemble : « La Foi », les parents comprirent qu’il s’agissait ici pour leur fils d’une : seconde naissance, surnaturelle celle-là, de la vie mystique qui s infusait en lui à ce moment pour l’éternité. Et ils pensèrent ensemble : « La Foi, bien suprême, communication de l’homme avec Dieu. Seule joie certaine ! »

— Je ferai tout, se dit Geneviève, pour que sa foi soit lumineuse, généreuse, impérieuse sur sa vie…

Puis, après la cérémonie, des amis se réunirent chez eux : les Charleman, quelques dames du bureau, un membre de l’Institut, ami du félibre Rousselière, la notairesse de l’étude dont le père de Geneviève était le principal. Tout ce monde, avec la famille, papillonnait dans le grand studio drapé des nappes ardentes d’un soleil de juillet. Le membre de l’Institut, ayant entraîné Denis vers la baie ouverte lui montrait les coteaux de Meudon qui, pris à revers par le déclin de l’astre, marquaient leur profil assombri sur l’or du ciel. Et comme il déclarait que Paris ressemblait à Rome pour sa ceinture de collines aux mouvements onduleux, le jeune mari entendait la notairesse demander à Geneviève derrière lui :

— Et vous le nourrissez, madame, ce bel enfant ?

— Mais non, madame, répondait-elle sur un ton de regret. J’ai une situation au Ministère qui m’ôte la liberté d’être nourrice.

— Dommage ! insistait cette femme du monde tenant à montrer de l’intérêt au jeune ménage. Vous en auriez fait une magnifique, bâtie comme vous l’êtes, chère madame ! Et le lait de la mère, cela fait toujours des enfants mieux portants, plus solides.

Geneviève aurait voulu lui coudre les lèvres, car elle voyait maintenant Denis se détourner un peu du membre de l’Institut pour prêter l’oreille aux propos de cette matrone mal inspirée. Or, Denis aurait été fou de joie qu’elle donnât son lait au bébé. Il semblait au jeune mari qu’elle eût été plus mère ainsi et que l’enfant eût été préservé d’un nourrissage douteux, peut-être funeste. Quelques Jours avant la naissance, encore, il l’avait suppliée :

— Chérie, si tu te décidais à abandonner les paperasses pour ce petit ? Voyons, est-ce que tu ne serais pas heureuse de l’allaiter toi-même, comme Denise Charleman sa fille ? Réfléchis bien. Il serait temps encore de demander ta mise en disponibilité. Tu serais préservée en demeurant ici de bien des alarmes, de bien des risques ; peut-être de bien des peines. Ta mère a nourri ses cinq enfants. Ils ont des santés de fer. Au bureau, J’ai entendu de jeunes mères, employées, échanger leurs confidences sur ce sujet, sur les inconvénients du biberon. Deux ont perdu leurs petits bébés.

— Ah ! ne dramatise donc pas ! avait répondu Geneviève. La médecine aujourd’hui n’est pas si enthousiaste que tu le crois du lait maternel. On ne peut le surveiller, le doser, le contrôler comme un nourrissage artificiel.

— Quand la mère se porte aussi bien que toi, que craindre ?

— On ne sait jamais… tandis qu’il vous est loisible d’analyser le lait de la crèmerie, de varier les farines nutritives à mesure que le nourrisson façonne son système digestif, comme aussi d’aseptiser les nourritures et leurs vases.

— Oui, quand c’est la mère qui surveille tout. Mais, songe donc, chérie, en ton absence.

— Tu reconnais toi-même que Ninette devient très attentive, très ponctuelle. Je la formerai moi-même à la manipulation des biberons. Pendant mes trois mois de congé, je lui ferai subir une ; sorte de probation. Tu ne réfléchis pas à cela, Denis ; tu es injuste, Tu m’en veux de garder ma situation, tu me diminues comme une mauvaise épouse, une mauvaise mère, alors que sans mes appointements je ne sais comment nous pourrions vivre, surtout compte tenu de cette nouvelle charge.

Et elle avait pleuré, elle si fière : de quoi il était demeuré bouleversé toute la nuit. Et voici qu’aujourd’hui, au milieu de cette réunion qui ne manquait pas d’un brin d’éclat et qui fêtait le petit être, le petit homme en promesse endormi ailleurs dans ses blanches fourrures, la question revenait sur le tapis du fait de cette femme riche, complètement inapte à comprendre les difficultés d’un jeune ménage modeste !

Par bonheur les tables roulantes du goûter arrivaient poussées par Ninette grave et digne et l’une de ses amies, toutes deux vêtues du demi-deuil coquet aux lisérés blancs des nurses. Le nourrissage du bébé fut à l’instant oublié pour la réfection des grandes personnes. Les quatre frères de Geneviève remplaçant les jeunes filles absentes firent gentiment les honneurs des petits fours. À ce moment Denis chercha quelqu’un des yeux. Il avait à la main une tasse de thé dont il semblait en peine. Presque aussitôt ses yeux s’arrêtèrent sur Denise Charleman bien modestement assise sur un tabouret à côté d’une ancienne collègue du bureau dont elle écoutait le bavardage et les potins. La maternité n’avait pas changé Denise. Elle gardait son air effarouché d’enfant timide et ses yeux de petite fille sous ses cheveux de lin. Toujours appliquée ici à être aimable, comme naguère au Ministère à copier correctement les circulaires ou la correspondance elle semblait à Rousselière comme l’image même de la douce sagesse féminine. Il se pencha pour lui offrir la tasse. Elle s’excusa presque de l’avoir dérangé. Mais il y avait un autre tabouret libre près d’elle. Il s’y assit, lui demandant des nouvelles de sa fille. Alors sur cette piste la timorée Denise partit à toute allure : « Songez donc, Rousselière, elle commence déjà à comprendre mille choses. Sa joie quand elle aperçoit sa baignoire ! Je vous jure qu’elle sent l’heure comme une grande personne, car dès qu’il est midi, elle commence à s’agiter en attendant l’arrivée de son père. Vous savez, je ne le dis qu’à vous car on me trouverait stupide, mais je suis certaine qu’elle sera assez intelligente.

Denis se sentait le cœur mordu d’un sentiment bizarre et trouble, à vrai dire indéfinissable. Il ne put s’empêcher de lui poser une question :

— Dites-moi, petite madame, vous n’avez jamais regretté votre vie de bureau, ni cette sorte d’indépendance à l’égard du mari que possède une femme qui gagne son pain par ses propres moyens ? Ni ces allées et venues qui font que, dès le matin, on prend contact avec le dehors, l’air vif, et la couleur des pensées du monde ? Ni les petites histoires du ministère, ni cette vie en commun avec trente ou quarante personnes qui s’aiment plus ou moins mais qui s’amusent les unes les autres réciproquement quoique en secret ? Dites, d’avoir laissé tout cela du jour au lendemain, cela ne vous a produit aucun effet ?

— Si, répondit Denise gravement ― et dans ces cas-là, cela pouvait prendre un air de sagesse profonde qui venait des chambres secrètes de son âme si ; cela m’a produit un effet merveilleux de délivrance. Pour nous, le bureau, ce n’est pas la vraie vie.

Et elle ajouta, car elle avait le doigté fin :

— À moins qu’on ne soit une femme de valeur comme Geneviève qui y trouve l’intérêt d’une carrière brillante.

— Carrière pour carrière, reprit Denis, il n’en était pas de plus belle pour elle que de rester à la maison pour élever notre petit garçon, comme vous, vous élevez votre fille à qui vous consacrez tous les instants de votre journée.

— Vous voyez bien que je l’ai abandonnée aujourd’hui où je l’ai amenée chez maman, qui a gémi, d’ailleurs, car elle se souvient du temps où il y avait à la maison de jeunes spécialistes venues de Suisse pour nous élever…

— Vous êtes gentille, de panser ma blessure comme vous pouvez. Oui, je ne vous cache pas que j’ai passionnément désiré que ma femme fît comme vous et nourrît, et ne quittât jamais notre enfant. Mais vous la connaissez !…

— Oui, je la connais, et je trouve que vous êtes bien injuste envers votre beau destin d’avoir une telle compagne, si noble, si remarquable, si comblée de dons et de vous plaindre encore parce que celle que personne ne peut s’empêcher d’aimer et d’admirer, n’est pas la nourrice de votre bébé ni la servante de vos quatre volontés à la maison !

Elle parlait d’un petit air sec, emprunté on ne sait où, pour la circonstance. Rousselière trouvait que cet air lui allait si mal, qu’il éclata de rire.

— Vous paraissez bien vous amuser, mon cher ami !

Il leva la tête. C’était sa mère qui, tout en croquant un gâteau, l’avait rejoint dans le coin où il était allé trouver Denise, — elle-même venant d’échapper au membre de l’Institut. Denis ne tenait pas expressément à ce que Mme Rousselière connût de quoi il s’entretenait avec Denise. Il avait dit, là, à Denise, des choses qu’il n’aurait confiées à personne, sa mère la dernière. Ce fut Denise qui, avec son esprit de finesse, sauva la situation ;

— Nous parlions de deux personnages des plus intéressants, madame : nos enfants !

Mais Rousselière qui ne pouvait jamais échapper à l’œil moqueur et tendre de sa mère, craignait une investigation un peu plus poussée. À point nommé pour le tirer d’affaire, un grand remous se produisit dans la pièce, le : brouhaha des conversations animées par le champagne s’arrêta soudain : une porte s’était ouverte et avec une sorte de majesté touchante Ninette entrait portant le poupon enculotté de laine neigeuse. À la vue de son fils, Geneviève qui riait avec des amis du bureau, se leva instinctivement et vint à sa rencontre comme à celle d’un petit souverain : un réflexe. Elle n’était pas encore habituée à la joie de posséder ce petit être. Elle se sentait comme grisée de sa toute jeune maternité. Mais elle voyait à son enfant un petit visage encore informe et souvent grimaçant dont elle avait un peu pitié, dont elle éprouvait le besoin de s’excuser. « Oh ! disait-elle, comme des dames se penchaient sur lui avec beaucoup de politesse, il n’est pas encore bien joli, mon pauvre petit, mais j’espère qu’il embellira. » Et les dames se récriaient.

Ce fut aussi une sorte d’apothéose pour la jeune Ninette qui revêtait ce jour-là un personnage nouveau, et d’importance, et pénétrait en même temps dans des sphères inconnues dont le cinéma seul lui avait donné jusqu’ici des aperçus féeriques. Au surplus, elle-même y jouait un rôle. Le taudis maternel était loin ! Cependant, naguère, autour d’un poêle au coke qui ronflait éperdument mais perdait ses cendres au milieu de la pièce, elle y avait pouponné ses petits frères dès huit ans, dès sept ans. Elle en avait gardé des gestes précis et adorables, avec ce petit coup de l’épaule pour soulever la tête du bébé que toutes les jeunes mères connaissent bien.

Vous avez une jeune nurse charmante ! disaient les dames à Geneviève.

— Oh ! c’est une simple petite bonne à tout faire, rectifiait-elle, dans son horreur du bluff, mais elle est fort gentille et fait bien tout ce à quoi elle s’applique.

Maintenant Ninette se gendarmait avec une grande dignité contre les quatre frères Braspartz très excités qui voulaient lui arracher des bras leur neveu. Et la fumée des cigarettes blondes se répandait dans le studio, formant un nuage mouvant qui, une fois dessiné, s’échappait vers la baie ensoleillée et voilait un instant d’une gaze les collines assombries déjà. Mais les jours étaient si lents à décroître en ces mois caniculaires, — que personne ne s’apercevait du déclin de celui-ci. On s’attardait. On trouvait les jeunes Rousselière exquis. Geneviève, avec sa réserve bretonne mais cette supériorité intellectuelle qui s’affirmait sans qu’elle le sût, avait ravi son monde. Denis, lui, avait distribué à chacun un peu d’esprit et le sourire de ses yeux luisants. Il était huit heures que les bavardages sévissaient encore dans le salon du jeune ménage. La notairesse donna le signal du départ. Ensuite ce fut la dislocation bruyante, de longs adieux. Quand Denise Charleman serra la main de Rousselière, ils échangèrent dans un regard quelque chose de subtil et de grave. Denis murmura :

— Au revoir, Notre-Dame du Bon-Conseil !

Les mois de congé de Geneviève s’écoulaient bien vite. Août fut passé par le jeune ménage dans une délicieuse auberge de la baie de Douarnenez. Le petit Pierre — à qui l’on avait donné le prénom du félibre Rousselière, tué glorieusement à l’offensive de Champagne quand son fils avait quinze ans — passait une partie de ses jours étendu sur le sable si fin et si doux de la « Lieue de Grève ». Jamais Denis n’avait tant chéri Geneviève qu’en cette seconde année de ménage où le premier tumulte un peu orageux de son bonheur s’étant apaisé, il en prenait conscience davantage, admirant sa femme avec plus de calme et, pour ainsi dire, de sang-froid. Son amour pénétrait son être entier, ses pensées, le rythme même de sa vie. Et il comprenait aujourd’hui cette expression : « Respirer pour quelqu’un. » Lorsqu’ils étaient tous trois devant la mer monotone et que Denis sentait à son flanc ce petit enfant qui serait un jour un homme plein de force, lui devant sa vie, il pensait, ivre de joie, à cette succession de jours heureux qu’ils passeraient, sa femme et lui, à faire un être noble et fier de cette chère larve, inconsciente aujourd’hui, Parfois son émotion était si grande alors en regardant Geneviève, son associée dans cette belle existence, qu’il ne pouvait que murmurer : « Ma femme ! Ma femme ! » Ensuite il était comme honteux des puérilités de sa tendresse :

— Tu ne me trouves pas ridicule, dis ?

Et Geneviève souriant avec sa réserve ordinaire à ces élans exubérants du Provençal, murmurait :

— Ne t’excuse pas, chéri. C’est comme cela que je t’aime moi aussi ; mais moi, je ne sais pas si bien te le faire sentir.

Devant la fuite des jours, ils avaient la même impression qu’on éprouvait jadis devant les sabliers du vieux temps, où il semble toujours que le sable, trop uni et trop lisse, glisse plus vite que de raison.

Après ce mois à la mer pendant lequel ils ne s’étaient guère écartés de leur hôtel ni de la grève, les semaines qu’ils passèrent à la maison où le congé de Geneviève lui permettait encore de demeurer, parurent s’écouler avec plus de rapidité encore. La vie rêvée par Denis se réalisait alors d’une façon provisoire mais bien douce. Il lui semblait qu’il y avait quelque chose d’éternel, de biblique, de nécessaire dans ces deux courses au foyer qu’il faisait chaque jour. Et cependant il n’avait plus comme naguère Geneviève à son bras. Mais c’est vers elle qu’il se hâtait. Le désir de la retrouver à la maison lui paraissait plus délicieux que de l’entraîner à travers les rues boueuses ou les couloirs du métro. Et quoi de plus précieux que ces instants bien rapides, c’est vrai, — quelques secondes — où il sonnait sur leur seuil, où il entendait son pas glissant et tranquille arriver par l’antichambre, le frôlement de ses doigts sur la porte, et où il éprouvait au cœur une si tendre langueur en imaginant d’avance la forme chérie qui allait apparaître ?…

Et cette image apparaissait. Elle l’enlaçait de ses : bras. Et il prononçait la vieille phrase classique et éternelle de l’homme qui rentre chez lui : « Le repas est-il prêt ? »

Présentement, Rousselière connaissait de nouveau la tranquillité de ces repas pris chez lui, dans leur petite salle à manger dont les dimensions avaient été sacrifiées à celle du salon. Geneviève n’était plus pressée, ni essoufflée comme naguère chez sa belle-mère en dépliant sa serviette au déjeuner. C’était un moment de détente absolue. « Un petit moment éternel », disait-il en riant.

Pour sa femme, ces circonstances jouaient bien différemment et, à vrai dire, la désorientaient. Elle ne savait pas s’occuper à la maison. Ninette, avec une prestesse de jeune chat, escamotait le ménage, soignait le petit Pierre et, retrouvant les gestes quelle avait connus près de ses petits frères au maillot, le faisait virevolter sur ses genoux d’un tournemain pour le laver ou le langer. Geneviève disait à son mari : « C’est Ninette qui me donne des leçons. Je n’ai rien à lui apprendre ! »

Quelle force un tel propos donnait-il à ses théories sur l’élevage et le nourrissage d’un enfant qui, d’après elle, peuvent être confiés à une étrangère éprouvée, tandis que la mère reste libre de pourvoir avec son mari aux besoins du ménage !

Mais, de ce fait même elle se sentait désœuvrée. Le temps qui lui était concédé soudain avec trop d’abondance paraissait entre ses mains une valeur inutilisable pour cause de profusion. Elle n’en savait que faire, n’aimant ni courir les magasins, ni faire des visites. Elle montait souvent rue du Mont-Cenis, mais n’y trouvait que Mme Braspartz affairée à sa cuisine — les frères vaquant à leurs études — et trop absorbée par ses sauces ou ses entremets pour suivre une conversation intime. Parfois c’était chez sa belle-mère qu’elle allait bavarder. Elle trouvait pleine d’esprit la veuve du félibre. Malheureusement cette femme aimait trop Denis. Nous détestons ceux qui croient aimer plus que nous ceux que nous aimons, bien que nous estimions que là-dessus ils se trompent. Et Geneviève, qui cependant s’en défendait devant sa propre conscience, était jalouse de Mme Rousselière. Après une courte visite, elle rentrait par les chemins les plus longs.

Au fond, elle s’ennuyait du Ministère…

Alors elle se reprocha de ne pas s’intéresser davantage à Ninette. Plus maternelle qu’elle ne le croyait elle-même, Geneviève se sentait une secrète tendresse pour cette enfant de dix-sept ans à la vie remplie de si lourds devoirs. Si Ninette éprouvait parfois de grosses bouffées de rancune contre celle qu’elle appelait avec humeur souvent « la patronne », disant qu’elle l’accablait de travail « comme on charge un âne », c’est-à-dire tant qu’il peut résister — ce qui était faux, car c’est Ninette qui s’emparait en quelque sorte des besognes comme d’une conquête, — il était des heures où une douceur pénétrait son cœur enfantin auprès de cette belle jeune femme si douce pour elle, Un jour, se défaisant d’une lourde chape de sauvagerie qui l’étouffait, elle avait pu, dans un élan, proférer ces mots : « J’aime bien Madame ! » Geneviève en avait eu les larmes aux yeux. « Moi aussi, Ninette, avait-elle répondu, je vous aime bien, et même beaucoup plus que vous ne le croyez. » La rudesse de l’une, la pudeur, la concision de l’autre avaient empêché qu’elles n’en disent plus long sur cette délicate et discrète amitié entre maîtresse et servante. Mais il y avait entre elles désormais une entente réciproque à laquelle ne portaient atteinte ni d’un côté les instinctives rancœurs de la servitude, ni de l’autre, l’instinctive exigence de celui qui commande.

Et puis, il y avait entre elles l’enfant. Geneviève savait gré à Ninette de ses soins si méticuleux pour le petit Pierre. Ninette était fière de la confiance qu’on lui montrait.

Il est tout de même beau, notre garçon ! s’était-elle écriée un jour en l’élevant au bout de ses bras grêles devant « Madame ».

Geneviève éprouvait beaucoup d’émotion à toutes ces gentillesses de la petite fille du peuple.

— Vraiment, disait-elle à son mari, c’est une créature de bonne volonté. Je vais pouvoir compter sur son cœur pour faire son devoir auprès de Bébé lorsque je ne serai plus à la maison. Je ne parle pas de son intelligence, car son intelligence, sans la sensibilité que je sens en elle ne serait rien. Néanmoins, c’est quelque chose qu’elle sache pourquoi, près de l’enfant, elle obéit à telle ou telle prescription.

— Femme chérie, disait Rousselière, tu sais bien que je t’admire en tout. J’ai connu des semaines bien douces pendant cette période que tu as passée chez nous. Maintenant, nous allons reprendre bras dessus, bras dessous nos courses quotidiennes. Ce sera bon encore, j’en suis sûr. Faisons confiance à la vie qui va recommencer bientôt.

Geneviève ne lui avoua pas que, jusqu’à ce moment-là, elle comptait les jours…

Il y eut fête au bureau le matin où du bout de la longue pièce claire on la vit apparaître, embellie par sa maternité, radieuse de la petite ovation discrète qu’on lui faisait ; le chef qui se trouvait là, d’aventure, récita un laïus préparé à loisir où il s’empêtra légèrement, souhaitant que la « petite fille » qui réjouissait maintenant le foyer des Rousselière, ressemblât à sa mère, — pendant que les dactylos espiègles ne pouvaient s’empêcher de lui souffler : « C’est un garçon ! C’est un garçon ! » Mais Geneviève ne considérant que l’intention du patron, répondit sans relever l’erreur que, après ce long repos, elle était heureuse de retrouver sa place dans cette grande salle de travail où elle avait hâte de rattraper le temps perdu.

Nul ne pouvait savoir à quel point c’était vrai !

Ses rêves faits lors des vacances, lorsqu’elle entrevoyait de belles perspectives administratives, n’étaient rien à côté du désir d’avancement qui la prenait ici à se voir encadrée de deux femmes sous-chefs à côté desquelles peut-être marquerait-elle le pas pendant des années, comme Mme Duval la mère des jumelles.

— À propos, ne put-elle s’empêcher de demander à sa voisine, que devient Mme Duval, du quatrième bureau ?

— Ne m’en parlez pas, ma chère ! Ses deux jumelles ont eu la diphtérie. On ne la voit plus depuis un mois. Ses collègues grognent en se partageant le travail. Elle n’a pas de chance !

— La pauvre Duval ! soupira Geneviève.

Mais cette fois c’était à la diphtérie qu’elle pensait…

Elle attendait du travail. Elle avait une hâte fébrile d’écrire toutes les lettres qui avaient pu rester en souffrance, de rédiger toutes les notes qui devaient partir pour les Préfectures, de constituer tous les dossiers attendus par les autres Directions. Une vraie fringale de travail. Parfois le nom affreux de diphtérie venait zébrer devant elle les ténèbres de l’avenir… Si son petit chéri, un jour… Allons ! Pourquoi penser une telle chose ! Il s’agissait uniquement aujourd’hui de faire oublier à ses chefs sa carence de trois mois, de leur montrer que sa maternité n’ôterait rien à son pouvoir de travail, ce pouvoir qui lui était reconnu et dont elle était si fière jusqu’ici.

Ses désirs furent vite comblés.

À peine installée, le chef la fit appeler. Il y avait à ce moment au bureau une affaire assez embrouillée de dossiers envoyés à telle et telle Préfecture du Sud-Ouest. Des erreurs grossières avaient été commises dans le classement des pièces de sorte que des documents essentiels avaient été non pas perdus, mais interchangés ; un imbroglio. « Au fond, madame, une chose bête comme chou, disait le patron, mais qui se présente mal et qu’il faut éclaircir. Nous savions que vous alliez bientôt revenir, de sorte que nous vous avons attendue pour la régler, convaincus que votre esprit clair aura vite fait de démêler les erreurs imputables à quelques esprits distraits d’ici et de rétablir l’ordre. »

À vrai dire, pour Geneviève, il s’agissait de ce qu’on appelle en style bureaucratique une « tuile ». Son chef, en échange de cette corvée, lui devait bien l’onction de quelques compliments. Mais une telle aménité ne trompait pas. Le chef qui n’était rien moins qu’un flatteur lui avait dit : « Votre esprit clair aura vite fait de débrouiller les affaires des autres. » Ainsi, il l’avait mise à part. Elle tenait ici aux yeux de ses supérieurs une place exceptionnelle. Cela pouvait bien s’acheter par quelque corvée glorieuse. Quel gage pour son avenir !

Au déjeuner, chez la mère de Denis qui allait recommencer d’héberger ses enfants au repas de midi, il ne fut question que de cette histoire de pièces administratives égarées comme des moutons dans des bergeries qui n’étaient pas les leurs. Denis ne fut pas fâché de répéter devant sa mère la phrase du chef de Geneviève : « Votre esprit clair aura vite fait de démêler les erreurs commises. »

Votre femme finira ministre, mon cher ami ! repartit sa mère, sans qu’on sût ce qu’elle cachait sous le sourire de ses yeux énigmatiques.

— Je ne vise pas si haut, ma mère, reprit la jeune femme, mais j’avoue que j’espère bien ne pas moisir comme rédacteur.

— Bah ! riposta la veuve du félibre en regardant son fils, on peut être rédacteur toute sa vie et ne pas sentir le moisi.

Geneviève trouvait sa belle-mère charmante. Mais elle était trop amoureuse de Denis pour ne pas sonder souvent le passé de ces deux êtres qui s’étaient adorés trente ans sans qu’elle les connût. Elle ne parviendrait jamais elle le savait bien — à cette harmonie secrète avec Denis que possédaient leurs deux esprits réglés au même diapason. Elle savait aussi qu’il ne se pouvait qu’ils ne fussent souvent du même avis contre elle. Mais Geneviève se flattait de ne s’abandonner jamais à rien d’instinctif. Et quand une parole de sa belle-mère la piquait au passage, comme une guêpe, elle se secouait en pensant : « Ah ! j’en ferai autant pour la femme de mon fils, plus tard… » Et là-dessus s’efforçait à une amabilité visible. Ainsi aujourd’hui ne quitta-t-elle pas Mme Rousselière sans lui dire :

— … Et j’espère bien, ma mère, qu’en notre absence, vous ne vous priverez pas d’aller chez nous pour jouir un peu de Bébé. Tous les jours, si cela vous chante, après sa sortie et le biberon de 4 heures. Ce sera une sécurité de plus pour moi.

Ce jour-là, Denis, qui, avec son esprit de finesse, devinait tout ce qui se passait chez sa femme, n’attendit pas d’être dans la rue pour lui dire, dès l’escalier :

— Chérie, comme tu es gentille avec maman. Merci !

La monotonie de leur vie reprit les déjeuners chez Mme Rousselière à proximité de leur bureau, le retour chez eux à la nuit. C’était l’hiver ; le métro suffocant les jetait sur la place glaciale balayée des courants d’air de la Seine et du Bois. Ils s’engouffraient tout frissonnants dans l’ascenseur, anxieux de retrouver là-haut leur petit homme. Celui-ci avait assez de connaissance maintenant pour les accueillir avec des transports de joie. Mais le temps que l’appareil grimpât les sept étages, ces parents tremblaient toujours que depuis le matin quelque accident, quelque malaise n’eût fondu sur leur cher trésor. Dieu merci, non ! Rien de tragique ne s’était produit. Le petit Pierre prenait régulièrement son poids normal. Il avait bon appétit, digérait bien, ressemblait de plus en plus à son grand-père Braspartz. Et c’était à Denis qu’il tendait les bras pour qu’on le fît sauter en l’air.

— Il est baigné, tout prêt pour être mis dans son berceau, disait souvent Ninette triomphante.

Geneviève pinçait involontairement les lèvres. Elle aurait aimé donner tout au moins le bain à son fils. Elle connaissait une avidité secrète de caresser de ses mains ce petit corps tout nu, d’apprécier sa croissance, d’entendre son rire et ses légers cris de plaisir dans l’eau. Mais tant de soins dévoués de la part de Ninette au long du jour, une telle assiduité auprès de l’enfant, l’austérité même de sa vie recluse, cloîtrée avec son nourrisson — mise à part la promenade bien sévère au Bois où elle poussait la voiture dans les contre-allées boueuses — tout cela méritait bien une récompense ; et la mère savait que la jeune servante aussi trouvait un plaisir puéril dans cette baignade du bébé,

— Ninette est vraiment parfaite, convenait Denis avec elle.

Bébé fit bientôt ses dents et en souffrit. Mâcher son poing ne le calmait plus. Ninette, agile comme un chat, s’emparait de lui quand il criait et, virevoltant avec lui dans une sorte de valse, étourdissait son mal. Lorsque la crise se produisait le soir et que Geneviève se trouvait présente, c’était elle qui le prenait et le dodelinait à sa manière. Mais elle n’obtenait aucun résultat. Un jour où la rage fut plus violente, Geneviève qui ne parvenait pas à l’apaiser, au grand énervement de son mari, vit arriver de la cuisine, en coup de vent, Ninette alarmée. Et la petite servante, emportée par son instinct et comme indignée qu’on eût empiété sur ses prérogatives, se précipita sur l’enfant qu’elle arracha à sa mère.

— Que Madame me le donne, dit-elle après coup. J’ai l’habitude.

Geneviève n’avait pas plus tôt enduré cette sorte de violence et entendu cette phrase qu’instinctivement ses yeux se portèrent sur le mari aux réflexes rapides qui déjà avait changé de visage. Elle craignait qu’il ne s’emportât contre Ninette, ne lui fît une scène, car elle lui connaissait le sang vif. Il dit seulement avec une colère contenue :

— Ninette, rendez le petit à Madame.

Ninette obéit mais, servante gâtée, s’en retourna vers la cuisine en claquant la porte.

Le mari et la femme demeurèrent l’un devant l’autre, avec, entre eux deux, ce bébé qui continuait sa scène. Au bout de longues minutes où Denis supportait mal le raclement de scie qu’était sur ses nerfs ce cri monotone à deux temps de l’enfant qui se plaint, il dit froidement à Geneviève :

— Sonne donc la bonne pour qu’elle le reprenne. Tu vois bien qu’il n’a aucune habitude de tes soins. Il te connaît à peine. Sa vraie mère, c’est Ninette. Cela ne fait pas de doute. Ne comprends-tu pas que s’il pouvait parler, il te dirait : « Je ne sais pas qui vous êtes. Une visiteuse de passage, une personne qui voudrait me plaire mais qui n’a aucune idée de mes besoins, de mes habitudes. Seule Ninette m’est nécessaire. Quand je pleure, elle a les secrets qui me calment, les gestes que J’aime, les chansons qui m’endorment. C’est Ninette qu’il me faut, et non pas vous, l’étrangère… »

Jamais, depuis que ces deux êtres vivaient côte à côte, également plongés l’un et l’autre dans une mutuelle contemplation amoureuse, de tels propos n’avaient été lancés entre eux. Geneviève était encore plus atterrée que blessée de les trouver sur les lèvres d’un mari si épris.

— Oh ! Denis ! murmura-t-elle tremblante, je ne t’aurais pas cru capable de tant de méchanceté envers mol !

— Je ne suis pas méchant. Je suis lucide. Tout à coup, le voile de ma résignation se déchire. Je réalise que le fait tant redouté par moi S’est accompli. Notre enfant appartient à notre domestique. Toutes les concessions je les ai consenties ; toutes tes combinaisons tentées pour allier tant bien que mal ta vie extérieure et ta vie de mère, j’y ai souscrit docilement ; le résultat éclate ce soir : tu es la première venue pour ce petit être ; et je me demande comment tu ne sens pas naître au fond de toi-même une jalousie incoercible contre l’autre femme qui te l’a pris.

Je prétends faire plus pour mon fils en améliorant ma situation au bureau, en lui préparant une jeunesse large et aisée qu’en sacrifiant, pour obtenir ses sourires et ses faveurs à sept mois, à un an, le mode de vie fécond que mes appointements me permettront de lui assurer un jour. Il m’en remerciera à dix-huit ans, et tu conviendras peut-être ce jour-là que seule j’avais raison. Et comme le bruit de leurs voix qui s’étaient élevées à leur insu avait calmé le petit Pierre, lequel avait saisi son pouce et s’endormait dans le creux du bras maternel, Denis, moins âprement, continuait :

Il est autre chose dans l’existence que l’argent, et dans l’épanouissement de l’être humain que l’intensité spéciale apportée d’aventure par l’argent. Il m’importe peu qu’à dix-huit ans mon fils puisse s’offrir sa petite voiture-qu’il ne devra d’ailleurs qu’au travail de sa mère, aussi bien que les sports d’hiver et la fréquentation des théâtres riches… Mais j’ai rêvé qu’il ait une âme subtile, pure et fière : une vie ardente composée atome par atome de tous les éléments féconds que nous y aurons déposés par notre patient désir de perfection pour ce jeune être. Ces éléments impondérables, qui finissent par constituer la dignité humaine chez un enfant, c’est presque inconsciemment qu’entraînés par leur bonne volonté les parents les lui offrent au long cours des jours. C’est leur attitude même d’éducateurs qui exerce cette fonction chez eux. Et quand je dis les parents, je me trompe, car c’est de la mère surtout que je veux parler. C’est elle qui continue l’âme après qu’elle a fini de former le corps. Je sais bien ce que je dois à ma mère ma plus chère amie, comme je l’appelle. On blague un peu les hommes élevés par une femme. Je ne me sens pas particulièrement efféminé et je n’ai pas d’ordinaire la tremblotte. Mais ce que je sais bien, c’est que les types que je connais et qui n’ont pas eu de mère attentive à leur enfance, à leur adolescence, au développement de leur vie intérieure manquent toujours plus ou moins de cette vie qui met quelque chose de mystérieux, de secret, d’illimité dans notre âme.

Geneviève avait une grosse envie de pleurer. Mais bien trop fière pour s’y abandonner, elle cherchait à pousser une pointe elle aussi, ce qu’elle ne pouvait jusqu’ici, entre les propos trop serrés et trop rapides de Denis.

— Comme tu es bien du Midi ! finit-elle par dire. Comme tu dramatises aisément ! Pour une rage de dents de Bébé, il te paraît qu’il renie sa mère ! Qu’il se plaise aux jeux enfantins de Ninette, je te le concède ; mais, vois avec quelle confiance il s’est calmé et endormi dans mes bras. Je sais bien, entre Ninette et moi, laquelle il préférera toujours. Tes rêves concernant son éducation sont exactement les miens. Je n’ai pas abandonné mon fils. Il me semble que tu aurais pu me faire crédit sur ce point et compter sur moi pour placer notre enfant au premier rang de mes préoccupations.

Ce fut le premier conflit vraiment regrettable qu’il y eut entre eux. Pendant plusieurs jours, sans mots amers, sans discorde violente, sans cris, ils se gardèrent rancune. Avec une angoisse que leur orgueil se refusait à reconnaître, chacun sentit l’amour diminuer dans le cœur de l’autre. C’était une menace affreuse. Leurs allées et venues répétées entre la maison et le bureau se faisaient en silence ou attristées par des propos d’une banalité navrante qui surprenait entre de tels êtres. Denis, qui s’était montré le plus blessant, se sentait le plus mortifié, donc souffrait davantage. Moins apte que Geneviève à porter sans secours une peine intérieure, il aurait voulu pouvoir confier à quelqu’un ce qu’il endurait. Mais la matière était trop délicate, et la dernière personne près de laquelle il eût pu s’en ouvrir était sa mère. Tout, au contraire, pour que cet esprit si clairvoyant et si caustique à l’occasion, ignorât les profondes déficiences qu’il reprochait à sa femme !

Bien souvent alors sa pensée se portait avec une certaine douceur vers le ménage ami, les Charleman qui donnaient le spectacle d’une idylle calme et fraîche comme un paysage virgilien. Il lui semblait que prendre contact avec ces jeunes époux l’apaiserait, le rassérénerait, lui redonnerait l’équilibre perdu. Mais Geneviève ne se plaisait pas spécialement dans leur compagnie. Elle trouvait Denise « insignifiante » ; Jean, trop ouvertement amoureux de cette Ophélie silencieuse. Elle disait carrément : « Ils sont un peu ennuyeux. »

Le dimanche suivant, néanmoins, comme ils avaient déjeuné chez les Braspartz, à Montmartre avec le petit Pierre, dans le joyeux tumulte familial et l’abondance verbale des garçons qui ne tarissaient pas, Rousselière émit, un peu hésitant, la proposition qui le démangeait :

— Chérie, si nous allions voir les Charleman pour leur montrer Bébé ?

— Oh ! dit Geneviève réticente, c’est bien loin avec l’enfant.

Et elle ajouta :

— Tu pourrais y aller seul et je rentrerais avec Ninette.

Le mari accepta. Il trouvait même que c’était bien ainsi. Sa femme et celle de son ami lui paraissaient si différentes que, à l’image de certaines œuvres d’art qui se nuisent l’une l’autre dès qu’on les rapproche, elles aussi semblaient perdre un peu de leur valeur propre à se trouver ensemble.

Un taxi, et il fut boulevard des Invalides, dans l’appartement aux boiseries blanches où le jour était si doucement clair.

— Oh ! pourquoi Geneviève n’est-elle pas venue ? s’écria Denise, désappointée.

Rousselière, en excusant sa femme, éprouvait un inconscient plaisir à contempler ce calme enfantin de Denise. Aucune gravité dans sa sagesse. Rien d’une femme supérieure. Et cependant il y avait de la lumière dans toutes ses pensées. Comme Denis imputait l’absence de Geneviève aux comptes du ménage qu’elle ne pouvait réviser que le dimanche, elle lui dit :

— Vous savez, elle est admirable, cette créature-là ! Je n’en ai jamais rencontré de si complète. Vous autres hommes vous ne pouvez réaliser comme moi les tours de force qu’elle accomplit pour tenir sa maison comme elle le fait, tout en donnant au bureau un effort qui étonne les gens. Oui, oui, mon cher ; elle étonne les gens. Mon mari m’a raconté tout au long cette histoire des dossiers emmêlés et partis dans ce désordre ! C’était, paraît-il, plus obscur encore qu’on ne croyait du fait qu’il n’y avait pas qu’une seule préfecture intéressée…

— En effet, acquiesça Denis, des pièces avaient été glissées dans une chemise concernant un autre département voisin. Je me demande quel est l’idiot…

— Où l’idiote, plaisanta Denise.

— Ou le mal intentionné ? ajouta Rousselière.

Et tous les trois, replongés pour un instant dans cette atmosphère bureaucratique, s’amusèrent à bon marché de l’épisode qui ne valait que pour des êtres dont il illustrait le milieu véritable.

— Il n’empêche, conclut Denise, qu’en six semaines de correspondances incessantes, Geneviève seule a pu rassembler toutes les pièces éparses et reconstituer le dossier en bon ordre. on mari me l’a raconté. Quelle clarté d’esprit ! Quelle méthode ! Et dire qu’elle cumule avec des tâches pareilles la tenue de sa maison et l’élevage du bébé ! Je l’admire, moi, mon cher, qui perds pied si souvent pour diriger notre intérieur si petit !

— Oh ! à la maison, objecta Denis, la jeune bonne fait tout… Très capable d’ailleurs.

— Vous dites cela parce que vous êtes un homme et que vous n’y connaissez rien. Moi je sais bien qu’avant de partir le matin, votre femme a tout prévu, tout combiné, tout ordonné : que la petite servante suit des prescriptions toutes tracées comme un rail devant elle ; que Geneviève en rentrant se fait rendre des comptes de la journée, et vous voyez bien que son dimanche encore elle l’emploie à des vérifications. Elle n’est peut-être pas le bras qui agit, mais elle reste la pensée qui dirige. Elle tient bon le gouvernail. Tout votre petit navire demeure entre ses mains quoi que vous disiez. Sur ce, vous allez me permettre d’aller faire un peu de thé…

Elle se leva, encore enfantine sous la mousse lumineuse de ses cheveux et les deux amis demeurèrent tête-à-tête. Denise en s’en allant avait laissé comme un fluide mystérieux et touchant.

— Quel être adorable que ta femme ! prononça Denis après quelques secondes de silence.

— Ah ! tu ne sais pas, mon vieux ! Il faut vivre à ses côtés, il faut suivre toutes les diversités. indiscernables de son âme pour apprécier le cycle et comme la gamme de ses perfections. Je cherche… je cherche… J’en suis encore à lui trouver un défaut !

Une ombre de tristesse passa sur le visage de Denis. Un sentiment sans beauté naissant dans le tréfonds de son être. Il faisait, malgré sa conscience mécontente, un parallèle entre Denise et Geneviève. Il se savait commettre une trahison subtile contre Geneviève, mais rien, aucune forme de scrupule, aucune voix divine au fond de lui-même ne pouvait l’empêcher de formuler cette pensée dans laquelle il y avait — il le savait — un petit sacrilège :

— Charleman est plus heureux que moi !

Ce ne furent que des instants bien brefs, l’espace d’un éclair. Mais devant l’image soudain apparue de sa femme loyale, de sa femme si pure qu’aucune idée de ce genre, il en était sûr, n’aurait su attaquer, il eut honte de lui-même et frémit intérieurement.

Et comme un homme qui se prendrait à bras-le-corps pour se remettre de force dans la voie droite

il prononça tout haut :

— Moi, vieux Charleman, je vais te dire, j’ai épousé une femme formidable. Elle n’a pas l’exquise bonté, le dévouement incessant, absolu de Denise. Je le sais bien. Je le sais bien. Je crois qu’elle pourra me faire souffrir quelquefois parce que sur quelques points elle est entière, rebelle même, absolue, sans les petites subtilités de Denise. Mais c’est une âme loyale, si grande dans son amour, si noble dans sa vie, si haute dans ses pensées que je l’adore ainsi.

Et il répéta deux fois ce : « Je l’adore » parce que c’était vrai, et qu’il ne fallait pas déconsidérer son amour, pire même, avoir l’air de le renier devant Charleman.

— Oh ! se hâta de reprendre modestement Jean Charleman, je ne ferai jamais aucune comparaison entre ma pauvre petite Denise si puérile, si simplette dans son bon sens, et Mme Rousselière qui est un cerveau, une force morale, une sensibilité déguisée sous un rigorisme de façade. Mais je pense que, malgré les supériorités de ta femme, elle et la mienne sont sans doute également adorables à des titres divers.

Ils se turent car Denise rentrait avec la table du thé.

Celle que Denis avait appelée : « Notre-Dame du Bon-Conseil » le croyait très heureux. Elle l’imaginait nageant en plein bonheur, n’ayant plus rien à désirer. Elle lui jetait à la tête les supériorités de Geneviève. Oh ! il ne voulait pas se plaindre. Certes, son sort était enviable. Cependant, depuis bientôt deux années qu’il était marié il n’avait pas eu d’elle que des joies. Quelle concession lui avait-elle accordée ? Quelle preuve d’amour absolu lui avait-elle donnée ? Beaucoup de petits gages, oui. De tendres mots qui dans cette « bouche cousue de Bretonne », comme il disait, prenaient une singulière saveur. Une vigilance continuelle autour de son existence matérielle ; une estime qu’il lisait dans ses beaux yeux humides si loyaux, si droits ; de petits soins même, autant que ses pauvres loisirs lui en permettaient : les boutons glissés à ses manchettes le matin avant de partir pour le bureau ; à table, une recherche de ce qu’elle appelait « ses nourritures excentriques du midi » ; une attention vigilante et visible autour de sa personne. Mais qu’étaient ces détails auprès du grand renoncement qu’il désirait tant et qui lui aurait livré sa femme sans partage ? C’est vingt fois le jour qu’il était secrètement contrarié, blessé, meurtri, humilié, par cette rivalité d’une carrière qu’elle n’avait pas voulu sacrifier.

Et Denis n’aurait pas été fâché que cette Denise, si parfaite épouse, comprit qu’il était dans sa vie de mari des heures assez pénibles. Il n’aurait même pas exigé qu’elle lui adressât des discours de consolation. Même pas qu’elle le plaignît beaucoup. Il se disait : « …simplement qu’elle sache que je ne suis pas si heureux que

Et il tendit sa tasse pour recevoir le thé qu’elle lui versait.

À ce moment des cris d’enfant éclatèrent dans la chambre voisine. Il attendait que Denise s’assît enfin entre lui et Charleman pour partager cet instant si fin, si exquis du thé bu ensemble, entre ans. Mais elle expliqua que c’était impossible :

— Voici l’heure de la collation de ma fille. Excusez-moi, Rousselière, je reviendrai bientôt.

Après quoi, les deux hommes parlèrent politique. La têtée du bébé fut longue. Denis dut prendre congé avant d’avoir revu Denise.