Madame sous-chef/5

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Librairie Plon (p. 120-143).

V

Ninette, à la maison, commençait à s’ennuyer.

Maintenant, l’hiver aux journées courtes prenait fin, sourdement bousculé par la saison nouvelle qui semblait sortir mystérieusement de terre, entre les pavés, par Les fentes du bitume de l’immense Paris d’où montait une buée tiède bien visible. Pour Ninette, c’était par là que venait le printemps.

Voici tantôt deux ans qu’elle avait la vie austère chez Madame. Pas beaucoup d’occasions de rire un peu. Le travail, la servitude de la tâche, elle en avait l’habitude depuis l’âge de sept ans où, dans le taudis de Puteaux elle embiberonnait ses petits frères. Mais il y avait alors les dimanches où l’on s’en allait à Meudon, une bande de gosses du quartier avec les grandes sœurs et leurs bons amis. Les jours de grosse paye de son père, même, on avait plusieurs fois déjeuné sur l’herbe au Bois de Boulogne en y apportant pour plus de quarante francs de charcuterie sous les bras. Un mois que c’était passé, on y pensait encore à ces bombances-là. Mais ici, tous les jours étaient semblables. Si seule, du matin jusqu’au soir avec le « loupiot » !

Souvent, surtout quand le petit Pierre était endormi, il lui prenait des envies de pleurer qu’elle ne s’expliquait même pas, car, comme elle se le disait à elle-même : « Il n’y a personne de mort dans ma famille, et je ne suis pas malheureuse. » Combien de fois allait-elle voir l’heure au réveil, près du grand lit de monsieur et madame, supputant les moments qui devaient encore s’écouler avant que sa patronne rentrât. Car dès que madame était à la maison, tout changeait. « Il n’y a pas à dire, déclarait Ninette aux fournisseurs, madame est gentille. Jamais un mot plus haut que l’autre, et si j’ai fait une bourde elle me dit, oh ! mais, très poliment : « Comme vous êtes étourdie, Ninette » un point, c’est tout ! Et quand il y a un gâteau pour monsieur, un gâteau pour madame, il y en a deux pour Ninette. Près de la patronne, je ne m’ennuie jamais. Seulement d’être seule comme ça tout le jour, c’est trop monotone ! »

Sa mélancolie atteignait même parfois au désespoir. Elle regrettait Puteaux, la grande chambre où la cendre vous craquait sous les pieds autour du poêle ; où les vitres blessées portaient des pansements de papier collant ; où s’alignaient cinq larges lits fichus à coups de poing chaque matin sous leur contrepointe rouge ; où sur la table ronde fumait à midi une vaste soupière dans quoi semblait bouillir encore un pot-au-feu si odorant ; ou sur le poêle mijotaient le plus souvent d’énormes bœuf-mode, parfumés aux aromes puissants du thym, du laurier et de la girofle. Quand la mère taillait là dedans, chacun en avait plein son assiette, et il en restait encore pour le casse-croûte du père, le lendemain.

Et Ninette en faisant griller les petits biftecks de faux-filet qu’avait commandés madame, assaisonnés de légumes « distingués » comme des champignons, des laitues braisées, des pommes de terre nouvelles, était prise d’une nostalgie de sa vie d’autrefois.

— Ah ! si ce n’était madame !

Quand madame rentrait, elle venait à la cuisine, bavardait un long moment avec elle, demandait :

— On ne s’est pas trop attristée de sa solitude aujourd’hui, Ninette ?

— Mais non, répondait Ninette, qui n’aurait pas su exprimer ce qu’elle avait enduré de mélancolie depuis le matin. Ç’a été. J’ai joué avec Pierre. Oh ! il était trop mignon dans son bain !

— Ninette, reprenait Madame, cet enfant vous devra beaucoup. Je sais que vous l’aimez bien, que vous le soignez admirablement. Je vous en ai beaucoup de reconnaissance.

Et Ninette, éclatant d’orgueil, se promettait de rapporter de tels propos à sa mère lorsqu’elle retournerait à Puteaux, à son prochain jour de repos.

Mais, à d’autres moments, une vague mauvaise se levait du fond obscur de son être et la portait, la soulevait toute contre ses patrons qui abusaient, qui l’enfermaient avec un gosse infernal pendant qu’ils restaient tranquillement sur leur chaise, dans un bureau lointain « où l’on ne devait rien fiche du matin au soir ». Et elle prenait alors contre eux une revanche toute virtuelle en se disant : « Je me vengerai. Je les lâcherai un jour. Je m’en irai et ils seront bien empêtrés avec leur mioche ! »

Dans ces cas-là, il suffisait de la promenade quotidienne du bébé au Bois pour l’apaiser. Surtout dans les mois mystérieux de mars, avril, où les sentiers, les diverticules s’écartant des allées cavalières et des vastes chaussées donnaient maints petits signes à demi-visibles d’un éveil de la nature. Tant de menues pointes vertes jaillissant de partout sous la mousse ! Les batailles d’oiseaux pour les nids ! Et la gaze transparente des taillis lointains qui épaississait et se tramait des lignes verdâtres des bourgeons !

Ninette avait dix-huit ans…

Depuis quelque temps, en particulier, elle manifestait une certaine hâte à cette sortie. Et la concierge la voyant prendre prestement la voiture pensa que c’était un ordre de Mme Rousselière, afin que l’enfant profitât davantage de la saison qui venait.

La vérité n’était pas là…

Autrefois, Ninette redoutait un peu cette place de la Porte de Saint-Cloud dont la traversée lui paraissait si périlleuse. On était attaqué en tous sens, de flanc, de face, de dos par les autos qui débouchaient sur cette vaste esplanade de chacune des rues y aboutissant. Ces voitures, là, vous arrivaient dessus sans bruit comme des flèches. Si elles jouaient du klakson, c’était bien pire : on se jetait sur l’une pour éviter l’autre. Il est vrai que le petit carrosse confortable qu’elle poussait lui était une protection : les agents sur son passage levaient leur bâton blanc et tout s’arrêtait pour lui abandonner le terrain « comme si elle avait été une grande duchesse », selon sa propre expression. Mais il n’y avait pas toujours d’agent. Du moins autrefois…

Aujourd’hui, tout a changé. Elle est bien tranquille. Elle traverse « dans un fauteuil », comme elle dit. C’est depuis que ce jeune agent blond se tient toujours à l’heure de son passage au coin de la rue Michel-Ange. Pour elle, pas de bâton blanc. Pas de coup de sifflet. Il emboîte le pas à ses côtés et la met dans le chemin du Bois. Ni plus ni moins. Ils ont fini par échanger quelques propos. Un jour, il lui a demandé :

— C’est à vous ce beau gosse-là ?

— Pensez-vous ! a répondu Ninette offensée. Je ne suis pas mariée. Je suis « gouvernante » dans une bonne maison.

Car elle tient à l’estime du jeune agent et elle a pensé que le mot de « gouvernante » ferait bien sur son esprit. Ninette, pour promener Pierre Rousselière est d’ailleurs vêtue de noir avec un beau col blanc calamistré qui, malgré le petit feutre rond de tout le monde, lui crée en quelque sorte une « personnalité hospitalière ». La verte façon dont elle a répondu aura pu le décourager. Mais tant pis ! Elle est une honnête fille. Pas d’histoires ! Si Madame les apprenait, Ninette en aurait trop de honte. Pour elle, sa conscience, c’est Madame. Elle juge tout d’après ce critérium : « Qu’est-ce que Madame dirait de cela ? »

Eh bien ! sa verte réponse n’a pas découragé du tout le jeune agent. Au contraire, le voilà devenu plus gentil que jamais, Et cette fois avec, par moments, un brin de cérémonie. Jamais, quand son service le permet, il ne manque le rendez-vous tacite du coin de la rue. Et c’est toujours lui qui devance Ninette. Bien que la traversée de l’esplanade soit brève, ils se sont fait de demi-confidences : « Moi, je suis de Puteaux. » — « Moi, je suis de la Bretagne. » — « Nous autres, nous étions sept enfants. » « Nous autres, onze, on était. » Chaque fois qu’elle l’a vu, c’est-à-dire presque tous les jours, Ninette met dans sa petite boîte en coquillages une perle de verre venu d’un collier défait. Elle les compte de temps en temps. Il y en a treize. Il y en a dix-sept.

— Comme il est bien ! soupire-t-elle.

La nouvelle saison s’affirmait. Avril était venu. Une belle journée. Un beau soleil. Une accalmie sur la place. On aurait dit que les voitures faisaient exprès de ne pas passer.

— Comment vous appelle-t-on ? demanda ce jour-là le jeune agent.

— Ninette.

— Moi, Georges.

Un grand silence. Puis de nouveau :

— Et le petit, quel est son nom ?

— Pierre.

— Ah !

L’agent est ainsi venu jusqu’à l’orée du Bois. Un souffle tiède passe qui sent la jeune feuille. L’agent est en face de Ninette, sans rien dire, la paume appuyée sur un tronc rugueux d’acacia. Tout à coup :

— Mademoiselle Ninette, j’aimerais bien avoir de gentils gosses comme celui-là et que vous soyez leur maman.

Ninette songe aussitôt malgré le trouble où elle se sent emportée comme dans un grand tourbillon : « Que penserait Madame, si elle me voyait ici, et si elle entendait ce garçon ? Et qu’est-ce que je répondrais si elle pouvait m’entendre ? Je ne veux pas refaire le coup de ma cousine Berthe qui a suivi le premier venu et qui a ensuite été abandonnée avec sa petite fille ; ni comme mon amie Marie qui est tombée si bas que maman me défend de la voir ! Oh ! Madame ! que faut-il répondre, car j’ai tant envie de l’aimer, mon agent ! »

Peut-être qu’un peu d’effroi a passé sur le visage de Ninette. Peut-être que sa tentation, son anxiété, son trouble ont marqué sur le bleu de ses yeux, car le jeune agent qui interroge ardemment ses traits craint d’avoir été brutal. Il ne le voulait pas. Il croyait avoir trouvé une formule gentille pour lui faire entendre qu’il l’aimait. Et voilà qu’il l’a bouleversée au contraire.

Mademoiselle, je ne voulais pas vous offenser. Je vois bien que vous êtes une jeune fille sérieuse. Je ne suis pas vieux, mais voyez-vous, un agent, ça sait un peu juger son monde. C’est me marier avec vous que je voudrais…

Ninette a la gorge toute contractée. Une joie jusqu’ici inconnue l’inonde. Les tempes lui battent, mais c’est une petite fille fière qui tient à garder le contrôle de tous les mouvements de son cœur.

— Monsieur l’agent, dit-elle enfin, avec une sévérité où se mêle malgré elle la douceur de l’amour, je ne vous connais pas véritablement. Je voudrais vous avoir fréquenté davantage avant de vous répondre. Mes patrons sont absents toute la journée, travaillant au Ministère. Je suis seule au septième, là-bas dans le grand immeuble du coin. Vous n’aurez qu’à demander l’appartement de M. Rousselière.

— Alors vous ne dites pas non, mademoiselle ?

— Je ne dis pas oui non plus, reprend Ninette avec un petit sourire fripon qui dément un peu ses sévérités de fille sage.

C’est ainsi que Ninette ne s’ennuie plus maintenant. Chaque fois que son agent en a le loisir, il vient lui faire de petites visites. Il a même réclamé un service de nuit afin d’être libre l’après-midi. Il vient en civil pour ne pas attirer l’attention. Ninette le reçoit dans la cuisine pendant que le petit Pierre dort. Elle avait bien tort d’être méfiante, de craindre ce garçon, si réservé, qui l’embrasse si gentiment qu’elle n’aurait pas honte que Madame les vît.

Il a voulu visiter sa chambre à l’étage supérieur. « De là, on a un panorama à la hauteur, » avait dit Ninette. Lui, ce qu’il désirait, c’était connaître l’endroit où dormait sa chérie, son petit domaine, ses petits objets personnels, les photographies de sa famille, choses plus touchantes pour lui que les casseroles des patrons inconnus qu’elle servait. Ninette n’a pas demandé mieux. Bien souvent, quand le gosse est endormi, ils montent au huitième…

Voilà comment un jour, Mme Rousselière, la veuve du poète, relevant d’une longue grippe, et étant venue voir son petit-fils, sonna en vain plus de dix fois à la porte de l appartement. Sa nervosité de femme du Midi commandait sa main impatiente. Mais le carillon déchaîné n’eut d’autre effet que de réveiller le petit Pierre endormi, qui pleura d’abord faiblement, puis, peu à peu lança des cris plus déchirants qu’on entendait du palier. Convaincue alors d’une absence momentanée de la jeune bonne, elle résolut d’attendre son retour qui ne pouvait tarder. Un peu agitée, faisant les cent pas sur le palier exigu, son anxiété croissait à mesure des cris de l’enfant. Cependant ce fut celui-ci qui s’apaisa le premier. Las de crier en vain on ne l’entendit plus tout à coup. Mais. Ninette ne revenait toujours pas. Une demi-heure s’est passée. Voici trois quarts d’heure. Sérieux cas de conscience pour une belle-mère délicate, qui ne veut pas espionner ni pratiquer les délations, mais passionnée aussi et qui défend sa progéniture !

Une heure est écoulée. Elle a décidé de ne bouger d’ici que la petite bonne rentrée, afin de pouvoir l’admonester personnellement, sans qu’il fût besoin de rapports à ses patrons.

Un quart d’heure encore. Et enfin la belle-mère à bout de nerfs, perçoit le bruit d’une porte s’ouvrant et se refermant à l’intérieur. Un carillon désespéré éclate alors sous sa main. De longues secondes encore, puis Ninette un peu enfiévrée, un peu effarée, mais fraîche recoiffée, paraît sous le chambranle de la porte ouverte,

— Il y a longtemps que Madame est là ? demande-t-elle toute tremblante.

— Il y a une heure et demie, Ninette ! reprend la Provençale, un peu courroucée, un peu dramatique, mais qui n’échappe pas à la joie secrète de voir d’ici le petit Pierre gazouillant dans son berceau en étirant les bras d’un ours de peluche, — alors qu’un cauchemar le lui montrait à l’instant même étranglé par un lacet quelconque de chemise ou de brassière…

— Que Madame m’excuse, dit Ninette affolée, j’étais dans ma chambre en train de me recoiffer. La séance fut longue. Ninette, le pauvre petit hurlait dans son berceau.

— Je me suis peut-être un peu endormie, dit Ninette, que l’épouvante égare.

— Mme Denis avait tant de confiance en vous, mon enfant !

— Que Madame ne raconte pas cela à Madame ! je l’en supplie !

— Mais c’est mon devoir de le lui dire, Ninette. Il faut que Mme Denis sache qu’elle ne peut plus compter aveuglément sur vous comme elle avait cru pouvoir le faire jusqu’ici, grâce à quoi elle exerçait sa profession en toute sécurité.

À ce moment, une vérité éclate aux yeux de Ninette. Elle va quitter cette maison. Elle le réalise tout d’un coup. Elle va la quitter sans trop tarder, car le jeune agent veut absolument le mariage pour ce printemps même. Elle était heureuse ici. Un bonheur, une tranquillité, un bien-être comme elle n’en avait jamais connu. Et puis, il y a ce petit qui est si mignon ! Et puis, Madame. Oh ! Madame ! Comme elle l’aime ! Comment fera Madame sans elle !

Alors, c’est le désespoir d’une Ninette un peu nerveuse, troublée par des événements plus grands qu’elle, et qui s’effondre à genoux, la tête dans les coussins d’un divan avec des sanglots qui fendent l’âme de Mme Rousselière.

— Ninette, déclare-t-elle, je vous vois si peinée que je ne dirai rien à Madame.

— Oh ! merci, Madame ! entend-elle entre deux sanglots de la jeune bonne. Il sera bien assez tôt plus tard.

C’est sur cette phrase, dont elle ne comprend pas le sens, que la veuve du félibre quitta l’appartement de ses enfants, résolue, par gentillesse, par délicatesse, par scrupule, par discrétion de belle-mère à mettre un pavé sur sa langue.

Mais elle n’avait pas gagné la station toute prochaine du métro qu’une phrase piquante naissait et dansait comme un frelon dans son imagination méridionale :

« Drôle de ménage, malgré tout, que celui de mon fils ! »

En fin d’avril, l’important mouvement administratif annoncé depuis longtemps dans les bureaux du ministère eut lieu. Un chef était mort à la cinquième Direction, et le bruit courait de nouveau qu’il ne serait pas remplacé par quelqu’un de la sienne, mais par un vieux sous-chef de la quatrième, sous les ordres duquel se trouvait Denis. Geneviève se montrait un peu nerveuse. Si ce sous-chef-là s’en allait, elle avait de grandes chances pour lui succéder. Il n’était question que de cette éventualité entre elle et son mari quand ils rentraient le soir.

— Tu comprends bien, chéri, lui disait-elle, si le père Floche s’en va à la cinquième, je ne Vois personne qui puisse prendre sa place. Leroy serait bien de taille à lui succéder. Boussard aussi. Mais ce sont deux indolents qui n’ont jamais réussi à se faire inscrire au tableau. Pour moi, voici plus de deux ans que j’y moisis.

Cependant, les jours s’écoulaient et la bonne nouvelle attendue n’arrivait pas. Une petite ride barrait le front de Geneviève et sa belle certitude de trôner bientôt dans le bureau personnel du sous-chef, avec fauteuil de cuir, table massive de chêne et téléphone sur la table, s’écornait un peu tous les jours. La joie de son petit Pierre, qui trépignait dans le vide de toute la vitesse de ses grosses jambes dès qu’elle arrivait, la distrayait un moment de son lourd souci. Mais dès le dîner fini, quand elle se retrouvait seule avec son mari, elle en revenait à son obsession, à ses calculs de probabilité Puisque Leroy et Boussard se trouvaient écartés d’avance, il n’y avait que Duval de possible. Il avait été inscrit au tableau en même temps qu’elle et il avait cinquante ans… Mais c’était un vieux racorni…

Le premier jour de mai, comme dans la chanson, elle ressassait après le dîner tous ces points de son idée fixe, quand Ninette, qui avait fini de desservir et tournait sans raison autour de la table, vint s’arrêter devant le fauteuil où sa maîtresse tricotait face au couchant et aux coteaux assombris. La petite bonne avait un visage décomposé où les larmes roulaient en silence.

— Qu’avez-vous, ma pauvre Ninette ? demanda Geneviève soudain angoissée.

— J’ai, sanglota Ninette, que je vais être obligée de quitter Madame.

— Me quitter ?

Il y eut dans la pièce un moment assez tragique. Rousselière, qui lisait son journal en tirant sur sa pipe laissa choir le papier et demeura béant, la pipe à la main, figé par cette phrase de la petite servante qui arrêtait net le cours de leur vie.

— Vous, Ninette, dit Geneviève, vous voudriez nous quitter ? Quitter Pierre que vous avez élevé comme s’il avait été votre propre petit enfant ?

— Oui, reprit Ninette, inébranlable, et qui, depuis huit jours, avait appris par cœur ce qu’elle devait réciter à ses patrons de quoi elle frémissait d’avance oui, j’ai du chagrin de quitter Monsieur, Madame, le petit et la maison et tout et tout. Mais je me marie dans quinze jours. J’épouse un agent de police qui veut que ça soit fait le plus vite possible.

— Voyons Ninette, c’est une plaisanterie !

C’est tout ce que put dire « Madame » atterrée. Et elle tourna son regard vers « Monsieur » qui ne l’était pas moins. Tous deux se sentaient choir sans un point d’appui où se retenir dans un abîme de difficultés, d’ennuis, de problèmes insolubles. Tous deux éprouvaient que Ninette leur était nécessaire, indispensable ; qu’elle formait le pivot autour duquel fonctionnait leur existence ; qu’elle partie, ils seraient perdus ; qu’ils étaient dépendants de sa personne, de ses services, de la confiance même qu’ils avaient placée en elle. Ce fut justement à cette dernière considération qu’ils se raccrochèrent, car le premier mouvement de leur égoïsme fut une révolte : « Pouvait-elle les abandonner après qu’ils avaient à un tel degré compté sur elle ? »

— Vous allez partir, Ninette, alors que nous vous avions si entièrement confié Bébé ? s’écria Rousselière.

Ninette fit cette réponse presque biblique :

— Bébé est à Monsieur et à Madame, mais mon fiancé, cet agent-là, il est à moi !

Les patrons se turent. Ils se reprirent. Ils avaient compris qu’il eût été inélégant de disputer à une pauvre petite servante son droit à la liberté, au festin de la vie. Une minute encore et ils avaient totalement abandonné leur point de vue pour se placer au sien :

— Êtes-vous heureuse au moins, Ninette ? Ah ! dit Ninette, si je suis heureuse ! Mon agent est si doux ! De la Bretagne comme Madame. On dirait plutôt un infirmier qu’un agent. Avec cela soigné, rasé tous les jours ! Je l’ai connu en promenant Bébé. Il me faisait traverser la place…

Et à mesure que la petite fille du peuple de Puteaux déroulait son roman et ouvrait son cœur en joie, le ménage s’attendrissait sur cette idylle, oubliait les difficultés qui allaient naître ici du bonheur même de leur jeune servante.

— Ne vous préoccupez pas de nous Ninette, dit Denis. Nous vous regretterons beaucoup, mais nous nous réjouirons de vous savoir heureuse.

Alors les rôles furent renversés. Ce fut Ninette qui éclata en sanglots et c’est Madame qui dut, malgré qu’elle en eût, la consoler en représentant à Ninette que la voie où elle s’engageait était la voie normale, nécessaire…

Mais quand la petite bonne eût quitté la pièce, Denis et Geneviève demeurés face à face se regardèrent, pris d’une véritable angoisse. C’était fort bien d’avoir fait le sacrifice de Ninette. Mais qui soignerait leur enfant désormais ? Et qui mènerait la maison en leur absence ? Geneviève connaissait toutes les pensées qui roulaient dans la tête ronde et bien faite de son mari provençal. Il était assez fondé aujourd’hui à dire que dans un ménage où la femme demeure à la maison ces dramatiques occurrences ne se produisent pas. Une épouse gardienne du foyer peut avoir de l’ennui et de la peine à perdre une domestique fidèle. Cette perte n’a pas le tragique qu’elle présentait chez les Rousselière, où, avant deux semaines le ménage devait avoir trouvé une inconnue à laquelle il confierait sa maison et son cher Trésor. Tous les arguments dont avant leur mariage Denis s’était servi pour décider sa fiancée à laisser derrière elle sa carrière administrative, trouvaient aujourd’hui leur justification dans les circonstances ; et il aurait eu beau jeu de les rappeler. Inutile ! Geneviève s’en souvenait bien. Elle les avait assez ressassés pendant les quelques semaines où ils avaient rompu ! Et elle revoyait le mariage des Charleman à Saint-François-Xavier. Son âme chavirée par le discours nuptial du prêtre sur l’amour conjugal. Et Denis si bouleversé, si puissamment repris par son amour, qu’il faisait toutes les concessions : « Chérie, ce sera comme vous voudrez, vous continuerez votre carrière, puisque vous y tenez tant. Je n’ai pas le droit de forcer votre volonté. Charleman a plus de chance que moi. Sa femme ne sera qu’à lui. Mais vous aurez été la plus aimée. » Le cœur aujourd’hui encore lui fondait de tendresse à ce souvenir. Allons ! un sursaut d’énergie. Il fallait se débrouiller. Tout pour que ce mari bien aimé n’eût pas trop à regretter le sacrifice qu’il lui faisait il y a deux ans de ses idées personnelles !

— Dès demain, déclara-t-elle, je demande une liberté et je vais au bureau de placement.

Denis la regardait singulièrement, Elle lui sut gré de ne pas évoquer ses griefs, de ne proférer aucun reproche…

Ce fut encore une jeune fille de dix-huit ans que le bureau de placement leur offrit. Évidemment celle-ci ne présentait pas toutes les garanties qu’une diplômée eût apportées, mais elle se vantait de son titre de bonne d’enfants et d’avoir élevé au biberon les deux jumeaux d’une dame de Vincennes — de qui elle possédait de très honorables certificats.

— Pourquoi avez-vous quitté cette place ? demanda Geneviève.

— Parce que j’étais trop fatiguée. Madame, là-bas aussi, travaillait dans un bureau, et deux jumeaux c’est éreintant.

Raison très probable qui convainquit la mère anxieuse du petit Pierre et lui fit engager sur-le-champ la nouvelle servante. Mais on s’aperçut vite que celle-ci ne valait pas la droite, consciencieuse et spontanée Ninette. Ninette sans détours ; Ninette si naturellement bonne ; Ninette si sincère. Mariette adorait ne rien faire et pour approcher de son mieux cet état passif, objet de ses rêves, s’abstenait de toute occupation qui, à la rigueur, pouvait être éludée.

L’enfant était un fort bébé bien bâti, brun comme sa grand’mère Rousselière avec — sous de beaux cils les yeux bleu clair et si profonds du grand-père Braspartz. Quand ses parents revenaient le soir du bureau, ils pressaient le pas pour le trouver encore éveillé.

Leurs bras étaient tout frémissants à la pensée qu’ils le soulèveraient bientôt de terre, le serreraient contre leur poitrine ou aideraient ses pas menus sur le parquet ciré du studio.

La bienvenue que ce petit être leur réservait, ses trépignements de joie, ses légers cris de plaisir à leur entrée étaient pour eux à l’avance un enivrement. Arrivés, ils passaient là avant le coucher de leur enfant, dont Geneviève se chargeait, des minutes délicieuses. Le jour où l’on apprit au bureau que le père Floche, le vieux sous-chef de Denis était officiellement nommé à la cinquième Direction et que Duval, le rédacteur inscrit au tableau en même temps que Geneviève, « le vieux racorni », comme elle disait, le remplaçait, elle en avait reçu secrètement une affreuse blessure, car elle espérait ferme ce poste et elle se savait supérieure à Duval pour le tenir. Mais la pensée de revoir dans un instant son petit Pierre la consolait de tout.

Malheureusement, la consolation dont elle avait si grand besoin, ce soir-là en particulier, lui manqua. Bébé se lamentait au fond de son berceau, quand ses parents ouvrirent la porte. Il avait eu plusieurs vomissements l’après-midi, avoua Mariette et refusait son biberon du soir.

Une angoisse en disproportion avec ce malaise de nourrisson leur barra la poitrine avec une dureté cruelle. Ils sentaient le malheur suspendu sur eux. On était aux premières chaleurs de juin. Mariette imputa cet accident au temps qui se montrait orageux. Denis était le plus accablé. Il croyait son petit garçon perdu. Geneviève en avait vu d’autres, lors du nourrissage de ses jeunes frères. Néanmoins sa première idée fut d’alerter un médecin. Le téléphone était dans l’immeuble. Elle y courut. Bientôt, entre les deux bouts du fil, ce dialogue s’engagea :

— Docteur, mon petit bébé, qui a un an passé, a été pris aujourd’hui de vomissements tout à fait inexplicables.

— Qu’avait-il absorbé dans la journée ?

— Mais, me dit-on, comme d’ordinaire : deux biberons, une bouillie, un peu de jambon gratté.

— Et tout cela était d’une fraîcheur parfaite ?

— Je crois… enfin, je pense… je ne sais pas. J’ai un emploi au Ministère, docteur, qui me retient toute la journée.

— Alors, qui soigne votre enfant ?

— Ma jeune domestique.

— Il vaudrait mieux que ce fût vous !

Ces sept mots du médecin s’enfoncèrent comme des pointes cruelles dans le cœur de Geneviève.

— Je puis demander un congé, se hâta-t-elle de dire pour se soulager elle-même plutôt que pour se disculper aux yeux d’un inconnu.

— C’est bon, dit le docteur, j’irai le voir dans la soirée.

Il arriva peu après. C’était un vieux monsieur, à l’air réservé, mais au bon sourire. Il vint droit au berceau du petit Pierre, le fit dénuder, le trouva large de poitrine et bien en forme. Mais il avait une température de 39°, qui exigeait une diète à l’eau sucrée. Le tube digestif devait être en mauvais état depuis plusieurs jours.

— N’avez-vous pas remarqué, madame, qu’il fût souffrant ?

Si, Geneviève le trouvait pâlot. Elle l’imputait au travail de la dentition. Il était, à bien y réfléchir, un peu moins gai.

— Vous m’avez dit qu’il était soigné par une domestique. Voulez-vous me faire venir cette personne ?

Mariette, qui n’avait pas froid aux yeux, fut appelée et subit un interrogatoire serré et pressant sur le soin des biberons, l’ébullition du lait, l’observance du régime fixé au nourrisson. Ne lui avait-elle rien donné d’autre ?

— Oh ! quelquefois un croûton de pain, mais si peu…

Le vieux médecin fit une grimace puis se mit à rédiger l’ordonnance.

— J’espère que vous ne lui trouvez rien de grave ? demanda Geneviève haletante.

— Non, non, concéda le vieil homme. Cela va s’arranger très vite. Mais il y a eu cependant un commencement d’intoxication alimentaire. Cet enfant a dû ingérer des nourritures impropres. S’il est possible, madame, ne le quittez pas durant quelques jours.

— Je resterai près de lui, déclara la jeune femme, blessée, comme si on l’avait accusée d’être une mère indigne, comme si on la rendait implicitement responsable de cette indisposition. Pourtant le médecin ne lui adressait aucun reproche. Mais son anxiété présente la défaisait de tout orgueil. Elle n’était plus guère en ce moment qu’une jeune mère tremblante devant son enfant, et qui attendrit le docteur.

— Allons ! lui dit-il, en lui serrant les mains, n’ayez plus peur. Tout ira bien.

Mais dans l’antichambre où Denis l’avait accompagné pour savoir toute la vérité, il se libéra :

— Non, cela ne sera rien, je vous assure. Quelques bons lavages suffiront, mais il était temps d’intervenir. Ne vous fiez pas à cette servante. Je gagerais qu’elle partage ses repas avec votre petit garçon. Ah ! ces jeunes femmes d’aujourd’hui, qui font leur vie en dehors du foyer, qui en fixent l’axe dans une administration, dans un atelier, dans un prétoire, dans un amphithéâtre, elles prétendent réaliser le tour de force d’être en même temps maîtresses de maison, épouses dévouées, mères attentives et vigilantes ! Mais cela est impossible, cher monsieur, impossible. Et il n’est pas de jour où, nous médecins, nous ne le constations. Cela est an-ti-na-tu-rel. Concevez-vous ? Denis ne le concevait que trop, mais il ne voulait pas trahir Geneviève devant un étranger.

— Ma femme accomplit de vrais miracles de surveillance. Tout l’emploi du temps de la bonne est fixé par elle avant qu’elle s’en aille, chaque matin. Tout est prévu à cette heure, tout contrôlé le soir.

— Elle ne revient donc même pas déjeuner ? ponctua le docteur, avec cette ironie médicale qui est souvent une déformation professionnelle.

— Nous habitons trop loin.

— Écoutez, mon cher ami — et le docteur serrait familièrement la main du jeune homme — tâchez donc d’obtenir que votre femme lâche le ministère. C’est un bon propos que je vous suggère là, croyez-le. Qu’elle soigne son enfant. Qu’elle vous en donne d’autres, qu’elle gouverne son ménage et vous ferez encore des économies, vous verrez !

— Quand Denis rentra dans la chambre, Geneviève lui demanda :

— Tu as eu une conversation avec le docteur ? Que t’a-t-il dit ?

— Oh ! rien… il m’a conseillé de renvoyer la bonne.

Geneviève qui avait à peu près tout entendu du colloque, car le vieil homme avait le verbe haut et ne se gênait pas pour lancer ses vérités, sut gré à Denis de ne pas lui rapporter les conseils dont elle avait été cruellement offensée en les saisissant au vol. Elle y vit une preuve nouvelle de son délicat amour et, lui tendant les bras, elle, si fière, pleura sur son épaule.

Tant que durèrent leurs transes inavouées devant un bébé souffrant et grognon, agrippés l’un à l’autre dans un souci unique et qu’ils s’efforçaient de se cacher, ils semblèrent avoir aboli ce problème de leur vie conjugale que demeurait la carrière de Geneviève. D’ailleurs, Geneviève eut un congé de huit jours et ne quittait plus son bébé. Mariette avait été congédiée et remplacée par une veuve entre deux âges et d’honnête figure, déjà grand’mère et qui adorait les enfants. Comme elle n’avait jamais servi, elle demanda que l’on continuât à l’appeler par son nom de famille : Mme Poulut. Ce qui fut accepté.

Lorsque Geneviève retourna au ministère, le petit Pierre était guéri. Mme Poulut le baignait avec dextérité, désinfectait ses biberons avec un soin méticuleux et réussissait à merveille ses blanc-manger. Dans le bureau — la grande galerie claire avec le cabinet vitré de la sous-chef au fond — on lui fit fête. Tout le monde s’inquiéta du bébé. Le chef seul semblait la bouder un peu. Il n’aimait pas énormément les congés. Cela était de notoriété publique. Il lui dit qu’il faudrait maintenant réparer le temps perdu, mettre les bouchées doubles, et termina en ajoutant que les congés trop fréquents nuisaient à l’avancement, ce qui assombrit la jeune femme. Mais il n’était que de reprendre la lutte. Sa fringale ambitieuse la ressaisit.

La place de sous-chef convoitée lui avait échappé. Maintenant son congé allait lui compter comme une mauvaise note. Il s’agissait donc de se rendre indispensable par un travail, une célérité inégalables.

Personne n’avait pris plus de part à leurs craintes que leurs amis Charleman. Jean et Denise cachaient derrière leur extrême discrétion une sensibilité frémissante. Pendant la semaine où l’enfant de son camarade avait donné des inquiétudes, Charleman n’avait jamais manqué d’accompagner Rousselière jusqu’au métro et de le réconforter par sa courte expérience de jeune père. Ses propos étaient consolants. Mais c’était Denise que Rousselière aurait voulu entendre. Denise, sa petite Dame du Bon Conseil, qui lui paraissait lointaine, supérieure comme la sagesse même, la raison, la lumière.

— Mon vieux, disait-il à Charleman, tu ne connais pas ton bonheur d’avoir une femme qui soit une épouse véritable, au sens absolu de ce mot. Je suis sûr qu’il n’est pas une occurrence de ta vie où tu ne la sentes appliquée à toi, à tes conceptions, à ton âme même, et, simultanément à ce sanctuaire du mariage qu’est la maison. Je n’ai pas été très fier, l’autre soir, d’entendre le médecin qui venait voir notre petit Pierre juger Geneviève sévèrement parce qu’elle prétendait, comme beaucoup de femmes aujourd’hui, réaliser le tour de force d’être une épouse et une mère vigilante malgré une vie s’écoulant hors du foyer. Il me disait que c’était antinaturel. J’étais bien de son avis, tout en défendant Geneviève. Mais qu’y puis-je ? Les conditions de notre mariage ont été établies ainsi. J’ai tout accepté d’elle pour l’obtenir. Tout plutôt que de la perdre, tu comprends. Je ne reviendrai jamais là-dessus.

Et le jeune Charleman avait alors repris dans sa gentillesse juvénile :

— Bien sûr ! il ne faut pas y revenir. Ce serait inélégant. Et puis, tu ne peux tout de même, incriminer Mme Rousselière, pour une colique de votre petit garçon ! Ils ont tous de ces malaises. Ma femme qui ne quitte pas notre petite fille n’a pas su la préserver d’une maladie du même genre ce printemps. Et Dieu sait le soin qu’elle en prend ! Ton toubib a déclaré que votre petit garçon a été empoisonné. Le nôtre que la petite était victime d’un microbe balladeur qui sévissait sur Paris. Tu vois qu’il ne faut rien dramatiser. Mais ces gens du Midi sont incorrigibles ! Tout pour eux devient tragédie !

Personne non plus ne s’était plus réjoui de voir dissipées les craintes des jeunes parents. Ils décidèrent même de fêter la fin de ce cauchemar dans une petite réunion boulevard des Invalides et invitèrent les Rousselière pour le prochain dimanche. Denis en manifesta un si grand plaisir que Geneviève ne put le laisser inaperçu :

— Comme tu aimes ces amis-là !

— Ah ! s’écria Denis, tu ne peux savoir ce qu’ils sont chics !

L’intimité de ce simple déjeuner fut charmante. De petits plats fins confectionnés par Denise ; un pâté aux aromes exquis après des hors-d’œuvre très décoratifs ; un vieux vin de Châteauneuf-du-Pape pour flatter la gourmandise de Rousselière ; enfin une fricassée de poulet qui constituait l’un des succès ordinaires de Denise. Rousselière se sentait heureux ; éprouvait comme la plénitude du bonheur. Et dans cette euphorie un rythme intérieur chantait dans le sang de ce fils du félibre, qui entendait à ses côtés le rire discret de Denise :

Oh ! Denise aux cheveux de lin
Oh ! Denise aux cheveux de fée !

Geneviève aussi renaissait. Par réaction contre l’accablement des mauvais jours, elle était aujourd’hui enjouée et rieuse, plaisantait sa propre déception de n’avoir pas été nommée sous-chef. Geneviève pouvait avoir beaucoup d’esprit quand les circonstances secouaient un peu sa disposition taciturne de Bretonne. Elle saisissait les petits travers de tous les bureaucrates qui l’environnaient au Ministère, les représentait finement sans méchanceté.

Puis elle raconta l’idylle de Ninette et du sergent de ville ; sa peine d’avoir perdu cette gentille servante ; l’histoire de Mme Poulut qui tenait à son titre de « gouvernante » et assommait le ménage de ses principes, mais prenait un soin méticuleux du petit Pierre. Denise riait en silence. Les silences de Denise plaisaient à Denis. Ils lui semblaient une supériorité. Ils lui donnaient envie de se taire à son tour par ressemblance avec elle. Déjà ne portaient-ils pas le même nom : Denise, Denis. Coïncidence… Est-ce que Charleman se rendait compte de son bonheur d’avoir épousé Denise ? Non, probablement. Oh ! il se trouvait certainement heureux. Mais est-ce que son bonheur n’avait pas quelque chose de surnaturel, de miraculeux qui tenait à l’essence poétique de Denise ? Le savait-il, ce Charleman sans très profonde subtilité ? Ce Charleman tout d’une pièce ?…

Ainsi allaient après le repas, dans la fumée des cigarettes, les pensées de Denis. Il écoutait en même temps la verve de Geneviève et les silences de la timide Denise. L’atmosphère était agréable. L’esprit de sa femme lui donnait de la vanité vis-à-vis de Charleman. Il n’était pas fâché que son ami la connût sous ce jour brillant. Évidemment elle éclipsait l’humble Denise.

Tout d’un coup un voile se fendit devant sa vue intérieure, lui montrant une vérité claire comme le jour : il était injuste à l’égard de sa femme, occupé sans cesse à faire son procès, Un vrai juge d’instruction.

— Pourtant je l’aime bien. Je ne pourrais me passer d’elle. Que puis-je lui reprocher ? Elle est d’un caractère égal, enjoué. Un peu ambitieuse peut-être. Mais n’en a-t-elle pas le droit, consciente comme elle est de sa valeur ? Je ne m’ennuie jamais dans sa compagnie. Combien de maris peuvent en dire autant ! Ainsi, Charleman… Je l’envie, c’est évident, d’avoir épousé cette jeune fée sauvageonne de Denise qui est, qui reste un enfant. Mais, qui me dit que Charleman ne trouve pas quelquefois ses soirées un peu longues en tête à tête avec ce petit oiseau ? Pour moi, au contraire, en même temps qu’une épouse bien tendre, ma femme est mon ami, mon camarade intime, avec qui je puis pousser toutes les conversations, toutes les discussions bien plus loin qu’avec n’importe quel homme de ma connaissance. Ai-je le droit de méconnaître le don d’une créature pareille ? Quel triste individu suis-je donc pour demeurer dans un malaise, une insatisfaction mystérieuse auprès d’une telle compagne ?

Et il se mit à chasser le distique importun qui lui sonnait si étrangement dans la tête, en regardant la femme de son ami. « Oh ! Denise aux cheveux de lin. » Non, non ! Pas de ces imaginations dangereuses. Pas de ces sentiments larvés, inavouables, qui se glissent invisiblement dans les ténèbres de notre cœur, y font leur nid en silence : invasion secrète et redoutable…

Au retour, il s’accrocha au bras de Geneviève comme un rescapé de quelque péril. Elle lui semblait si forte, si invulnérable, si à l’abri de toute tentation — si droite, en même temps et si claire, qu’il aurait voulu lui confesser son trouble, cet attrait subtil pour Denise, attrait périlleux sous Son air d’innocence. Mais c’eût été se décharger lâchement d’un fardeau pour en accabler, en empoisonner à jamais cette femme chérie. Non, non ! Il se déchargerait seul, sans que la sérénité de « sa grande Braspartz », comme il l’appelait encore quelquefois, fût atteinte. Et Geneviève, toujours calme et tranquille dans sa belle conscience, traînait à son bras ce mari encore amoureux, sans se douter que celui-ci, dans le secret de son âme, subtilement, l’espace de quelques secondes, venait en sa présence même, de la trahir un peu.