Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/462

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grande application d’esprit, et non pas comme l’on fait ordinairement des passions et de toutes les choses sensibles, lorsqu’on se les est rendues familières par des sentiments et par l’action seule de imagination qui trompe l’esprit.

Il y a bien de la différence entre les idées pures de l’esprit et les sensations ou les émotions de l’âme. Les idées pures de l’esprit sont claires et distinctes, mais il est difficile de se les rendre familières. Les sensations et les émotions de l’âme sont au contraire très-familières, mais il est impossible de les connaître clairement et distinctement. Les nombres, l’étendue et leurs propriétés se connaissent clairement, mais lorsqu’on ne les a pas rendus sensibles par quelques caractères qui les expriment, il est difficile de se les représenter, car tout ce qui est abstrait ne touche point. Les sensations au contraire et les émotions de l’âme se représentent facilement à l’esprit, quoiqu’on ne les connaisse que d’une manière fort confuse et fort imparfaite, et tous les termes qui les excitent frappent fortement l’âme et la rendent attentive. Il arrive de là que l’on s’imagine souvent bien comprendre des discours absolument incompréhensibles ; et lorsqu’on lit certaines descriptions des sentiments et des passions de l’àme, on se persuade qu’on les entend parfaitement, parce qu’on en est touché vivement et que tous les mots qui frappent les yeux agitent l’âme. Dès que l’on prononce devant nous le mot de honte, de désespoir, d’impudence, etc., il se réveille aussitôt dans notre esprit une certaine idée confuse et un certain sentiment obscur qui nous applique fortement ; et parce que ce sentiment nous est fort familier et qu’il se représente à nous sans peine et sans effort d’esprit, nous nous persuadons qu’il est clair et distinct. Cependant ces mots sont les noms des passions composées, et par conséquent des expressions abrégées que l’usage populaire a faites de plusieurs idées confuses et obscures.

Comme nous sommes obligés de nous servir des termes approuvés par l’usage, on ne doit pas être surpris de trouver de l’obscurité et quelquefois une espèce de contradiction dans nos paroles. Et si l’on fait réflexion que les sentiments et les émotions de l’âme, qui répondent aux termes dont on se sert en de semblables discours, ne sont pas tout à fait les mêmes dans tous les hommes, à cause de leurs différentes dispositions d’esprit ; on ne nous condamnera pas facilement lorsqu’on n’entrera pas dans nos opinions. Je ne dis pas tant ceci pour me mettre à couvert des objections qu’on me pourrait faire, que pour faire bien comprendre la nature des passions et ce qu’on doit penser des traités que l’on compose sur cette matière.