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DE L'ESPRIT DES LOIS.


trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C’est que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d’État pour maintenir son aristocratie contre les nobles [1]. De là il suivoit qu’à Rome la dictature ne devoit durer que peu de temps ; parce que le peuple agit par sa fougue, et non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature s’exerçât avec éclat, parce qu’il s’agissoit d’intimider le peuple, et non pas de le punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, et n’eût une autorité sans bornes qu’à raison de cette affaire, parce qu’il étoit toujours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c’est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris ; que l’ambition d’un seul devient celle d’une famille, et l’ambition d’une famille celle de plusieurs. On a besoin d’une magistrature cachée, parce que les crimes qu’elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret et dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale, parce qu’elle n’a pas à arrêter les maux que l’on connoît, mais à prévenir même ceux que l’on ne connoît pas. Enfin, cette dernière est établie pour venger les crimes qu’elle soupçonne ; et la première employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de sa durée [2]. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé ; un

  1. On disait par proverbe à Venise que mille nobles esclaves commandent à des millions de personnes libres. Cataneo, La source, la force et le véritable Esprit des Lois. La Haye 1753, page 220.
  2. Aristote, Politique, liv. V, chap. VIII.