Page:Radiguet - Souvenirs, promenades et rêveries, 1856.djvu/49

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çà ! mon bourgeois, est-ce que vous avez l’intention de me faire aller ? moi je parle d’une pratique, d’un forçat évadé du bagne. — Moi d’une femme. — Il fallait donc le dire. — Permettez, je ne vous demandais pas… — Enfin suffit, mon gibier à moi a gîté cette nuit dans la lande, et, à moins qu’il n’ait en poche le miracle du Juif errant, il sera repincé avant peu ; car c’est pas ici comme en Écosse, pas d’argent pas de Suisse. — Pauvre diable ! ai-je fait machinalement. Mon interlocuteur s’arrête court, réfléchit, et me décoche cette triomphante réplique : — M’est avis, m’sieu, que si, pendant que vous étiez là à regarder en dedans, il avait trouvé bon de prendre l’heure à votre montre, vous ne seriez pas si calme, hein ? — Prendre ma montre, il le pouvait ; mais y prendre l’heure, c’est autre chose : ma montre n’a pas d’aiguilles, c’est un prétexte à breloques, voyez plutôt… Le gendarme paraît contrarié d’avoir manqué son mot ; aussi s’éloigne-t-il sans prendre congé de ton serviteur. Un instant après je crois l’entendre éternuer au bout du sentier, je pense à l’infirmité traditionnelle du corps dont il est membre, je ris et je me trouve suffisamment vengé.


III

Des clameurs joyeuses, des voix enfantines s’élèvent tout à coup d’un pré voisin. Une femme y chante aussi à plein gosier, et avec cet entrain particulier aux cuisinières, une chanson que j’écoute d’abord d’une oreille distraite ;