Page:Radiguet - Souvenirs, promenades et rêveries, 1856.djvu/53

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donc déjà fait dix pas pour me soustraire à cette irritante gaieté, quand une voix nouvelle, mais cette fois d’un timbre sympathique, met à profit un silence inespéré pour s’élever de la prairie. Je m’arrête, j’écoute, j’écoute plus attentivement et je retourne à mon poste d’observation. Rassure-toi, je ne vais pas découvrir une merveille comme un imprésario en voyage ; non la voix est faible, elle est même presque maladive, mais un petit frémissement fiévreux, qui semble sortir d’un cœur où l’amour a déjà planté ses épines, l’empreint d’une émotion pénétrante dont j’ai tout d’abord subi le charme. Elle chante sur un mode plaintif une de ces ballades aux couplets sans nombre. En voici l’argument ; peut-être te la fera-t-il reconnaître. — Une pauvre enfant, en proie à toute l’effervescence d’un premier amour opprimé, voit se dresser entre elle et le monde l’implacable grille d’un cloître. La douleur et le désespoir l’ont bientôt exaltée jusqu’au délire, et sous cette influence perfide se dissipent, au moins pour un temps, les dévorants souvenirs qui la consument. Les perspectives dorées de l’idéal s’ouvrent alors à sa pensée, qui s’élance radieuse et traverse les phases les plus suaves d’une vie de bonheur. Mais hélas ! les accents d’une voix chérie s’élèvent tout à coup sous la fenêtre de la cellule et portent au cœur de la recluse la magique euphonie du nom adoré : elle tressaille ; une lueur fatale l’éclaire, et, brusquement rendue au sentiment de sa profonde infortune, elle exhale son âme dans un dernier cri d’adieu, dans une suprême aspiration d’amour. — Connais-tu la barcarole de Schubert, cette voluptueuse rêverie que le temps jaloux vient assombrir de son vol, fouetter de son