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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/114

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REVUE DES DEUX MONDES.

ché, monsieur, que de voir tomber comme cela une famille qui de tout temps a été la première du pays ! Depuis le mariage de l’aînée des demoiselles Roselaer, il n’y a plus eu de bénédiction sur cette maison, car, monsieur le sait, comme dit la sainte Écriture, une maison divisée contre elle-même…

Le babil de cette femme m’était insupportable, je me hâtai de partir, et j’arrivai encore avant le déjeuner. Frances était seule dans la salle à manger, préparant le thé. Dès qu’elle me vit, elle voulut sortir sous prétexte que l’eau ne bouillait pas. — Vous at-on remis vos œufs ? lui dis-je au passage.

— Oui, fit-elle sèchement.

— Un instant, Frances ; j’ai droit, je pense, à une meilleure réception.

— Sur quoi fondez-vous votre droit ? est-ce sur votre curiosité satisfaite ?

— Je ne sais rien, Frances, n’ayant rien demandé.

— Rien demandé ! sur votre parole d’honneur ?

— Je n’ai pas deux paroles, Frances, je n’ai rien demandé, n’ayant rien voulu entendre.

— En vérité, voilà un empire sur soi-même dont je ne croyais pas un homme capable.

— Les femmes sont— elles si supérieures sur ce point ?

— Quand il le faut, nous savons nous taire.

Au même instant, le capitaine fit son apparition sans se douter combien il était importun, le général suivit bientôt, et le déjeuner commença. Frances faisait de son mieux pour cacher ses préoccupations, il y avait dans ses manières envers moi comme une nuance de regret, mais elle commettait bévues sur bévues dans ses rapports avec les deux autres commensaux. Le général eut du thé sucré deux fois, le capitaine s’aperçut que le sien ne contenait pas une goutte de lait[1], et les œufs se trouvèrent beaucoup trop cuits au goût de ces messieurs, qui avaient des idées très arrêtées sur ce. point de gastronomie. Au même instant, une voiture parut devant le perron. Frances se leva pour voir ce que signifiait cette apparition, et je la suivis. C’était mon cocher de la veille, ma voiture et ma malle sanglée par derrière. — Oh ! vous allez partir, me dit-elle d’un ton à la fois joyeux et mélancolique.

— Non, lui répondis-je à demi-voix, je ne pars pas, je ne veux pas partir encore.

— Vous restez malgré moi, répliqua-t-elle sur le même ton.


    paysans hollandais, et que l’on peut fermer avec des toiles dont la réunion forme une espèce de tente.

  1. L’habitude hollandaise est que la dame qui « sert le thé » mette elle-même le sucre et le lait dans la tasse avant de la présenter.