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LE MAJOR FRANS.

me le permirent pas. J’aurais dû la laisser rentrer ici en souveraine ! Je ne pus supporter cette idée. Alors, furieuse, elle me suscita des chicanes, des procès ; c’était ici une borne à reculer, là un pont dont elle prétendait m’interdire l’usage. J’ai encore perdu des milliers ds florins pour soutenir ces misérables procès et les perdre. Ohl cette femme, cette affreuse sorcière, elle a été le tourment de ma vie !

— Revenons à la question. Overberg m’a chargé de vous dire qu’il y aurait bientôt une occasion avantageuse de vendre sous main le château de AVerve.

— Vraiment ! s’écria le vieillard avec un éclair de joie ; mais Frances… Elle tient à ce vieux nid de souris, à ses traditions de famille, et Dieu sait à quelles autres sornettes encore. Elle s’est mis en tête d’être un jour baronne de Werve et même de rendre sa splendeur à cette baraque. Pour cela malheureusement elle n’avait qu’un moyen, un mariage riche. Les bons partis ne lui ont pas manqué, elle les a follement repoussés tous ; maintenant, dans la solitude où nous vivons, aucun prétendant ne viendra s’offrir.

— Vous n’avez pourtant pas besoin de sa permission pour vendi’e le château.

— Légalement, non ; mais comment pourrais-je vivre avec elle, si je m’avisais de m’en passer ? Et puis ce n’est pas tout : lorsqu’elle eut atteint sa majorité, je dus lui apprendre qu’une grande partie de sa fortune maternelle avait disparu. Mon gendre, sir John Mordaunt, vivait grandement, sur le pied anglais, mais sans argent anglais. Il n’était que le cadet de sa famille, et sa pension d’officier de marine ne lui suffisait pas. Un peu avant sa mort, il perdit un grand-oncle qui avait arrangé son testament de manière que, si Frances eût été un garçon, elle eût été l’unique héritière du vieux baronnet, qui lui eût laissé avec son titre son immense fortune ; par malheur, elle était fille et n’eut en partage que quelques centaines de livres sterling, là-dessus mon gendre fut frappé d’apoplexie et mourut. J’étais le tuteur de ma petite-fille ; mais le subrogé tuteur me persécuta, la loi à la main, pour que je plaçasse en rentes sur l’état le peu qui restait à Frances de sa fortune maternelle et le legs qu’elle venait de recevoir, placement très sûr, je n’en disconviens pas, mais qui ne rapporte qu’un bien maigre intérêt. L’éducation et l’entretien de ma petite-fille me coûtaient plus que cela, d’autant plus qu’elle s’était mis dans l’esprit de conserver l’équipage de son père et tous ses domestiques. Je fus trop faible pour refuser cette satisfaction à mon entêtée de dix-sept ans. Cependant le malheur ne cessa de me poursuivre, et quand elle fut majeure, bien que nous nous fussions réduits déjà au strict nécessaire, je me vis dans la nécessité de réunir promptement une forte somme d’argent.