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LE MAJOR FRANS.

de faire preuve d’habileté et d’audace. Sur ces entrefaites, nourrice mourut à son tour. Ce fut pour moi un violent chagrin. Je sentis qu’elle avait dit vrai quand elle avait affirmé qu’elle seule au monde savait m’aimer. Tout à coup je fus appelée au rôle de maîtresse de maison. Mon père allait recevoir un hôte, et… — Elle s’arrêta brusquement ; puis, fixant sur moi ses beaux yeux bleus avec une étrange expression :

— Léopold, me demanda-t-elle, avez-vous beaucoup fréquenté les femmes ?

— Du temps que je vivais avec ma mère, je voyais beaucoup ses amies, mais depuis…

— Ce n’est pas cela. Je vous demande si, comme la plupart des hommes, vous avez quelquefois souffert de cette fièvre intermittente qui s’appelle l’amour ?

— J’ai fait de mon mieux, ma cousine, pour y échapper. Sachant que j’étais trop pauvre pour me mettre en ménage et n’ayant aucun goût pour toute liaison qui ne pourrait aboutir au mariage, j’ai toujours observé la plus stricte neutralité dans mes rapports, d’ailleurs très rares, avec les femmes.

— Ainsi vous n’avez jamais été dominé par ce qu’on nomme une passion ?

— Je n’avais pas le temps de me permettre ce genre de distraction.

— Tant mieux pour vous ; mais j’en suis fâchée pour moi, parce que vous ne pourrez me dire ce que j’aurais voulu savoir de vous.

— Dites toujours ; peut-être pourrai-je vous éclairer.

— Je voudrais savoir si vous croyez qu’un homme comme il faut, qui n’est ni un fat, ni un imbécile, qui plutôt se montre capable d’une grande pénétration, ne remarque pas bien vite… comment dirai-je ?.. les sentimens qu’il inspire à une jeune fille, même quand aucun mot d’amour n’a été échangé entre eux.

J’étais fort e-mbarrassé. Où voulait-elle en venir ? Était-ce naïveté ou malice de sa part que de m’adresser une telle question ?

— Je crois, lui dis-je après un moment de réflexion, qu’en général un homme et une femme devinent très vite ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, même quand ils ne se sont rien dit.

— C’est aussi mon opinion aujourd’hui ; mais dans ce temps-là j’étais aussi inexpérimentée qu’un enfant. Les amis de mon père ne voyaient en moi qu’une fille mal élevée, capricieuse et fantasque, un sauvageon dont ils ne souhaitaient la société ni pour leurs filles, ni pour leurs fils. Le « bout de cour » que me faisaient quelques jeunes officiers me paraissait la chose la plus plaisante du monde, et je me moquais d’eux avec un sans-gêne qui déconcertait les plus intrépides. C’est alors que lord William vint loger chez nous.