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Lord William me fut présenté comme un ancien camarade d’école de mon père. Une circonstance pénible, me dit-on, l’avait décidé à passer quelque temps hors d’Angleterre. Mon père insista pour qu’il habitât chez lui l’appartement laissé libre par le départ de mon grand-père. Lord William paraissait riche. Il payait largement toutes ses commandes. Je crois bien qu’il indemnisa généreusement mon père du surcroît de dépense que son séjour entraînait. Bien qu’aidée des conseils de notre femme de charge, j’étais un peu embarrassée et ennuyée d’avoir à faire la maîtresse de maison devant cet étranger, mais je me réconciliai bientôt avec ma tâche.

Lord William (je n’ai jamais su son nom de famille) était un homme fort instruit et qui possédait au plus haut degré le don de bien raconter. Grand amateur d’art et de poésie, lisant et parlant plusieurs langues, passionné pour l’archéologie, il savait, ce que nous ignorions, que la bibliothèque de notre petite ville hollandaise renfermait des trésors, et il se promettait bien de les mettre à profit. Vous dire ma surprise en voyant un homme qui était évidemment fort distingué et qui n’aimait ni la chasse, ni les plaisirs bruyans, qui avait horreur de toute trivialité, qui déclarait que ses meilleurs momens étaient ceux qu’il passait à étudier dans son cabinet, et qui avec tout cela était un parfait homme du monde, ce serait impossible. Les messieurs le trouvaient laid ; les femmes ne disaient rien, mais paraissaient ravies de la moindre attention qu’il avait pour elles. Je lui trouvais une étrange ressemblance avec notre stathouder Guillaume III, moins la pâleur. Il en avait le front élevé, les traits fortement dessinés, les yeux d’un éclat sombre et qui faisaient penser au regard de l’aigle.

— En avait-il aussi le bec ? demandai-je un peu impatienté.

— Je vous ai dit qu’il ressemblait à Guillaume III, dit-elle en me regardant d’un air un peu étonné ; il avait comme lui le nez très arqué. Ce qui est certain, c’est qu’il exerça bientôt sur moi une puissante influence. Je ne tardai pas à découvrir que mes manières lui plaisaient peu. Bientôt je discernai chez lui un certain sentiment de compassion pour moi, comme s’il eût regretté la fâcheuse direction donnée à mes goûts. J’entendis un jour, sans qu’il s’en aperçût, qu’il demandait à mon père pourquoi il ne me menait pas dans le monde. Mon père prétexta ma sauvagerie, ma brusquerie, le peu de ressources qu’offrait notre petite ville. Lord William ne se tint pas pour battu. Il vint me trouver et me demanda toute sorte de détails sur mon éducation et ma vie antérieure. Je lui racontai tout, à ma manière, sans lui rien déguiser. — Aimez-vous la lecture ? me dit-il. — Pas du tout, répondis-je, j’aime la société, les hommes, le mouvement. — Mais si on ne lit pas, et beaucoup, on devient une sotte et l’on fait bien triste figure dans le monde. — S’il en est ainsi,