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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/131

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LE MAJOR FRANS.

dites-moi ce qu’il faut que je lise. — Je ne puis vous répondre à l’improviste ; mais, si vous voulez, nous lirons ensemble ei nous ne tarderons pas à regagner le temps perdu.

Ainsi fut fait. C’est lui qui me forma l’esprit et le goût. Il me fît faire la connaissance des chefs-d’œuvre allemands et français, il me révéla les beautés des classiques de sa propre langtie, et j’acceptai de lui avec empressement des leçons que je n’avais jamais voulu recevoir de mon ancien gouverneur…

— Si bien que vous êtes devenus amoureux l’un de l’autre, interrompis-je dans un mouvement de dépit que je ne pus maîtriser.

— Pas précisément ; mais avec vos interruptions vous me faites perdre le fil de mes souvenirs. Vous désirez que je vous raconte ma vie passée ; en quoi seriez-vous avancé, si je vous disais que lord William, arrivé chez nous au commencement de l’automne, nous quitta aux approches du printemps ?

— Sans être devenu votre fiancé ? dis-je avec une certaine angoisse.

— Sans être mon fiancé, poursuivit-elle d’un ton sec et froid ; mais allons, mon cousin, il se fait tard, et l’heure du thé a déjà sonné. — Elle avait à peine dit qu’en deux sauts elle était au bas de l’escalier branlant. J’eus quelque peine à la rejoindre. Elle s’était enveloppée dans son châle gris, et il ne pouvait être question de lui offrir le bras. J’étais dépité contre moi-même. Je lui avais laissé voir qu’à mon gré elle s’étendait trop complaisamment sur les perfections de cet étranger. Et de quel droit étais-je jaloux ? Je n’étais qu’un impertinent et qu’un sot.

Ce fut elle qui rompit le silence. — Léopold, me dit-elle, je vois bien que le récit de mes expériences de jeunesse vous agace. Si vous étiez parti ce matin, comme je le désirais, je ne vous ennuierais pas en ce moment avec mes souvenirs.

— Parlez, parlez, Frances ! lui dis-je d’un ton suppliant ; je vous promets de ne plus vous interrompre.

— À la bonne heure. Maintenant donc je dois vous dire que j’ai aimé lord William avec toute la vivacité d’une première passion, toute la naïveté d’un jeune cœur qui ne sait pas même que ce qu’il éprouve est de l’amour. Je découvris bientôt que lord William m’était cher plus que tout au monde, que mon plus grand bonheur, à moi la fille indomptable, était de lui obéir en tout, de le consulter sur tout, de le suivre partout où je pouvais l’accompagner. Je trouvai moyen de m’intéresser même à ses recherches archéologiques. Je traduisais pour lui des documens hollandais sur lesquels auparavant j’eusse séché d’ennui. D’autre part, ayant observé que, comme tous les hommes, il aimait les tables bien servies, je pris soin que ses goûts fussent satisfaits. Je fis attention à ma toilette, parce que lui-même, sans donner dans la fatuité, était toujours bien mis.