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pour moi-même et pour d’autres, je m’efforçais de cacher. Était-ce vous, jeune fille, que je devais initier de préférence aux tristes secrets d’un mariage malheureux ? Et comment vous aurais-je parlé d’uu’sujet dont la conclusion est pour moi encore douteuse ?

— Et vous n’avez pas prévu, milord, qu’il pouvait y avoir du danger à me laisser dans l’ignorance ?

— Non, absolument non. Je suis venu chercher ici une diversion à mes chagrins. Je l’ai demandée à mes études favorites. Je vous rencontrai chez votre père, qui m’offrait l’hospitalité, et je crus m’apercevoir qu’on avait négligé et même faussé votre éducation… J’ai tâché d’y remédier, et je dois reconnaître que vous vous êtes prêtée de la meilleure grâce à mes efforts ; mais il ne suit pas de là que je devais vous tenir au courant de mes affaires personnelles et de mes chagrins. Je fuyais l’Angleterre pour échapper aux condoléances de mes amis, aux railleries de mes adversaires. Je voyais surgir un procès où mon nom, que votre père seul connaît ici, un nom d’un certaine notoriété en Angleterre, allait se trouver exposé à tous les commentaires d’un public avide de scandales. Et j’aurais dû vous entretenir de tout cela, mon enfant ? J’aurais dû assombrir les rêves dorés de votre printemps et les noyer dans les nuages de mon automne ?

— Il faut que ces nuages soient bien épais, milord, repris-je exaspérée du calme avec lequel il terminait sa réponse, pour que votre œil perspicace n’ait pas vu que, grâce à cette ignorance où vous me laissiez, je m’embarquais sur une mer d’illusions qui réservait à mes rêves printaniers un bien cruel naufrage.

Un mouvement d’effroi lui échappa, j’éclatai en plaintes et en reproches ; il se laissa tomber sur le divan, cachant son visage dans ses mains. Il protesta qu’il n’avait rien deviné, rien soupçonné ; puis, comme, après lui avoir dit tout ce que j’avais sur le cœur, je restais à sangloter devant lui, il revint vers moi et reprit son ton calme et affectueux.

My child, tout ce que vous me dites là est fort exagéré. Votre imagination a été frappée. Vous êtes impressionnable, susceptible, mais trop jeune pour connaître encore la véritable passion. A votre âge, les jeunes filles ont le plus souvent quelque petite amourette dont quelque beau danseur est l’objet. Vous qui avez été tenue loin du monde par votre éducation anti-féminine, vous étiez à l’abri de ces légères inclinations, mais peut-être d’autant plus exposée à un autre genre d’illusion que, je l’avoue, je n’avais pas prévu, c’est-à-dire que vous pouviez vous éprendre du premier homme venu qui vous montrerait autre chose qu’un intérêt banal. Il est advenu que j’ai été cet homme. Nous avons lu plusieurs drames de Shakspeare. Toute jeune fille peut s’imaginer qu’elle est Juliette ; ce n’est pas