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REVUE DES DEUX MONDES.

— Écrivez, grand-père, dit Frances en se relevant avec effort, que Frances Mordaunt ne se marie pas par disposition testamentaire, qu’elle ne se vend ni pour un million ni pour aucune autre somme, et qu’elle a formellement repoussé les offres de M. de Zonshoven.

— Et moi, repris-je dans l’idée que, plus calme et mieux renseignée, Frances me rendrait certainement justice, mais qu’il importait avec un caractère comme le sien de ne pas céder un moment à la violence, moi qui ai votre parole et qui ne vous la rends pas, je prie le général d’écrire à M. Overberg que Mlle Mordaunt m’a accordé sa main, et que le transfert du château du Werve peut s’exécuter.

— Si j’y consens, ajouta Frances toujours pâle et immobile.

— Pardonnez, mademoiselle, lui dis-je, votre grand-père a seul le droit de disposer de cet immeuble, et tant qu’il vit son testament, par lequel il vous le lègue, n’est d’aucune valeur. Écrivez comme je vous le demande, général, vous savez trop bien quelles seraient les conséquences d’une autre décision.

— Il veut que vous écriviez des mensonges, reprit Frances ; il tient à son million, cela est clair.

— Frances, disait en suppliant le malheureux général, si vous saviez comme moi… Vous offensez un homme d’une générosité extraordinaire, qui peut nous jeter tous dans l’abîme, qui ne veut que nous sauver, si seulement vous voulez bien, vous, prendre la main qu’il nous tend. Pensez donc qu’il peut nous forcer à vendre le château, si nous ne le lui cédons pas de gré à gré.

— C’est possible. Il se peut qu’il ait su se procurer en secret le pouvoir de nous chasser du Werve comme des mendians, mais il ne peut pas me forcer à l’épouser.

— C’est ce que nous verrons, lui repartis-je fièrement.

— Vous osez me parler de contrainte, à moi ! s’écria-t-elle furieuse et s’avançant vers moi,… vous, Léopold ! ajouta-t-elle avec un accent de véritable douleur.

— Oui, Frances, lui dis-je, résolu à poursuivre mon avantage, vous subirez une contrainte, celle de votre conscience, qui vous dira que vous me devez satisfaction. Je pars. Tâchez de réfléchir avec plus de calme. Vous m’avez offensé dans mon honneur, vous m’avez fait une blessure au cœur. Ne laissez pas trop longtemps le sang couler, de peur quelle ne devienne incurable.

Je lui jetai un dernier regard de reproche affectueux. Elle semblait de nouveau insensible à tout. Je secouai la main du vieux baron, qui pleurait comme un enfant, et je sortis de la chambre. Rolf me suivit et me supplia de ne pas encore quitter le château.