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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/137

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comme la poudre impalpable qui velouté l’aile du papillon, tout cela subtil et précis, formé de quelques traits, de frottis, d’estompages rapides sur quelques pouces carrés d’un papier bleu, dont le fond transparait sous la pâte à peine écrasée du pastel ; tout cela créé on ne sait comment, de cette légère cendre qui est tout ce qui subsiste des beautés d’autrefois et de ce qui fut la vie. Et cette évocation était bien l’œuvre de celui que son temps appelait le « magicien. »

Grande fut donc l’inquiétude en 1914, lorsque les Allemands occupèrent la ville. Que devenaient les pastels, les reliques de La Tour ? On savait que les gens du pays, très jaloux de leur bien, n’avaient pas consenti à s’en séparer un moment. Quand on songea enfin à faire le nécessaire, les Allemands étaient là. Il est clair qu’on pouvait tout craindre, depuis la confiscation jusqu’à la destruction pure et simple. Il suffisait que l’intérêt allemand le commandât. Par bonheur, cet intérêt en décida autrement. L’Allemagne, sans jamais désavouer ses crimes, sentait confusément qu’ils lui faisaient du tort. L’espèce humaine conserve beaucoup de préjugés : il fallait bien en tenir compte. Les pastels de La Tour servirent la propagande boche ; c’est ce qui les sauva.

On vit en 1917 paraître un in-quarto, édité avec un certain luxe, sous une élégante reliure en toile écrue. Ce volume comprenait, pour un prix de réclame, la suite complète des reproductions du musée, dont un certain nombre en couleurs, avec une introduction et des notices en allemand : le tout mis au jour par les soins du Corps d’armée de Bapaume et dédié au roi de Wurtemberg. Une bande placée sur le volume portait cette annonce édifiante : « La Tour, le peintre de Louis XV. Quatre-vingt-neuf gravures d’après les originaux de Saint-Quentin. Un corps de réserve allemand éditeur d’art français ! » Osez dire après cela que les Allemands sont des barbares ! Quoi ! Vous leur reprochez la cathédrale de Reims : y pensez-vous ? puisqu’ils publient les pastels de La Tour. Vous leur parlez de ruines : ils répondent par un catalogue. Quelle preuve plus éclatante qu’ils respectent la beauté et n’ont jamais tiré sur aucune cathédrale ?

On vit bien leur délicatesse dans cette même année où paraissait ce beau volume. L’armée allemande pliait bagage et venait se recevoir sur la ligne Hindenburg. Saint-Quentin se