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la critique française ne l’avait pas attendu pour comprendre le maître du pastel, dont il s’obstine à faire le maître du Rokoko, s’imaginant sans doute que le « rokoko » est la quintessence de l’esprit français et La Tour un peintre frivole, parce qu’il a peint les portraits d’une société qu’on dit légère. C’est une de ces méprises auxquelles on reconnaît l’Allemand qui parle de la France.


II. — UN PEINTRE FRANÇAIS.

« Vous n’êtes donc pas Français ? — Non, Sire, répondait la Tour à Louis XV : je suis Picard, de Saint-Quentin. » Et ne s’avisait-il pas, débutant à Paris, au retour de Londres, dans sa jeunesse, — c’était la mode de l’anglomanie, le temps des Lettres anglaises de Voltaire, — de s’annoncer comme « peintre anglais ? »

Avec toutes ces prétentions, y compris la manie de se singulariser, il n’y a guère d’homme qui, tout compte fait, qualités et travers, par ses dons supérieurs comme par ses limites, soit plus exactement français. Il suffit de voir son portrait par lui-même, — le plus beau de tous est au Musée d’Amiens, — ou celui de Saint-Quentin, une des œuvres les plus brillantes de Perronneau, pour juger sur la mine cette figure maigre et perçante, le nez facétieux, sensuel, goguenard, cette bouche mince, ce menton sec, tout cet air victorieux et piaffant, auquel s’ajoute, dans le portrait de Perronneau, la recherche d’un habit bleu ouvert sur un gilet orange à broderies d’or. Il est bien évident que cette figure-là n’a jamais été qu’une tête de chez nous, mobile, vive, effrontée, narquoise, claire, étroite, avec un air de contentement et de défi qui sent un peu son parvenu. C’est l’artiste en son beau moment, dans l’éclat de ses succès en tout genre, à peu près vers la quarantaine, quand il est le génie à la mode, la coqueluche des femmes, l’habitué des lundis de Mme Geoffrin, et qu’il se donnerait des allures de dandy, si le mot était inventé. Ses portraits antérieurs, comme celui de l’Auteur qui rit, exagéraient le côté espiègle, rapin et même un peu Scapin. Plus tard, dans ses portraits du Louvre, surtout dans le dernier et le plus émouvant, qui le montre de pleine face, en sarrau bleu, le col dans un vieux foulard de soie déteinte, il est revenu de beaucoup de choses ; il a passé l’âge