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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/142

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permission de se mettre à l’aise, le voilà qui ôte sa veste, sa perruque, ses jarretières ; au bout d’une heure, survient le roi. La Tour se lève, ramasse ses hardes, salue : « Je reviendrai quand Madame sera seule, » et s’en va grommelant qu’il n’aime pas à être dérangé. Et ce sont ses exigences exorbitantes pour ses ouvrages et des querelles, des brouilles, des procès, des batailles qui d’ailleurs entretiennent le tapage et, loin de décourager les gens, ne font qu’exciter la presse. Il arrive aussi que le client se lasse d’être écorché et que les portraits restent pour compte dans l’atelier du peintre. Mais celui-ci demeure intraitable, préférant perdre sa peine plutôt que de s’avilir. « Mon talent est à moi, » dit(il assez fièrement. Mélange complexe de l’âpreté picarde et de l’honneur artistique. Car ce paysan n’a rien d’un ladre. Il est libéral à ses heures, magnifique, avec des côtés de philanthrope : ce roi de Paris a la marotte d’être, par avance, le Montyon de Saint-Quentin ; il se préoccupe de la vieillesse infirme, des pauvres femmes en couches et il amasse, il thésaurise…,

Il serait facile d’ajouter beaucoup de traits à cette physionomie déjà si particulière. On verrait l’homme de plaisir, aux narines frémissantes, au menton de maître, tel que nous le montre le portrait d’Amiens, assénant sur la société un regard de possession, respirant toutes les délices que prodigue le monde à ses élus ; on le verrait par degrés se perdre en bizarreries qui cette fois ne sont plus feintes : on verrait cet homme singulier qui complète son éducation et apprend le latin à cinquante-cinq ans, la cervelle barbouillée de politique et de métaphysique, nourri de Bayle, ayant des systèmes en médecine et en musique, vivant dans son laboratoire entre ses chevalets demi-abandonnés, au milieu de livres de Newton, de clavecins, de télescopes, s’égarer peu à peu dans les nuées « d’une cosmogonie insensée et sublime » et achever de se dissoudre dans la nature dont ses portraits ont embrassé tant de fragments… Il y a donc peu d’hommes en apparence mieux connus. C’est une de ces figures qui s’enlèvent en pleine lumière. Et l’on composerait de lui, d’après les témoignages, la plus curieuse silhouette d’arriviste et de batailleur, d’excentrique et d’homme à réclame, si l’on ne s’apercevait que cette quantité de notions que nous avons sur son humeur ne nous apprend rien sur le peintre.