Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En effet, que savons-nous de ses idées premières, de ses années d’apprentissage ? Il commence à nous apparaître aux environs de trente-cinq ans, au salon de 1737, et, dès lors, on le suit de triomphe en triomphe à travers les livrets, jusqu’à celui de 1773, le dernier où il exposa. A cette date où il sort de l’ombre, nous savons qu’il a déjà fait quelques portraits, dont celui de Voltaire. Il faut donc qu’à trente ans, dans cette école illustre dont les maîtres sont encore Rigaud et Largillière, le nouveau venu ait eu le temps de se mettre en vedette.

Songez encore qu’il n’est que portraitiste, et qu’en dehors de quelques copies d’après Rubens ou Murillo, datant apparemment de son séjour en Angleterre, on ne connaît de lui ni paysage, ni scène d’histoire, ni tableau de « genre, » pas un seul ouvrage qui n’ait la signification positive d’un portrait. A-t-il fait d’autres essais qui ne nous sont pas parvenus, et sur lesquels il aura gardé le silence ? A-t-il au contraire de bonne heure reconnu ses limites, discerné le don supérieur, la faculté unique qui, à défaut de toute imagination, devait le faire si grand, et résolu de renoncer à tout le reste pour se concentrer dans la culture du talent prodigieux qu’il avait pour la ressemblance ? Fut-il moins décidé par le raisonnement, qu’emporté par le démon de l’observation et par l’impérieux instinct de son génie ? Fut-ce clairvoyance précoce ou fut-ce vocation tyrannique ? En tout cas il n’y a guère d’exemple, même parmi les portraitistes purs, d’un homme plus enfermé dans une définition, plus délibérément esclave d’un don étroit et merveilleux, et plus nettement cantonné dans un tempérament spécial.

Ajoutez enfin que La Tour s’exprime par le pastel et ne s’est jamais exprimé que par là. Je n’ai pas l’intention de faire l’histoire du pastel : depuis les « crayons » des Clouet, jusqu’aux beaux dessins en couleurs de Dumonstier et de Robert Nanteuil, en passant par les merveilles célèbres d’Holbein et de Cranach, ce n’était pas une nouveauté que l’idée de peindre sans pinceaux, sans huiles, sans vernis, sans tout ce matériel de brosses et d’essences, sans cette cuisine compliquée et souvent décevante de la peinture à l’huile. Ce qui était nouveau, c’était d’appliquer ce système, comme l’a fait La Tour, non plus seulement à des études, comme procédé expéditif pour fixer des nuances en vue de l’œuvre définitive ; c’était d’en faire la