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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/153

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s’écroulent en cascade somptueuse sur son fauteuil, le visage tourné vers le spectateur, une main appuyée sur la tranche de son portefeuille, tandis que l’autre tend à un invisible comparse une lettre portant la suscription : Au Roy. La figure, quel que soit le prix de la physionomie, flotte un peu au milieu de toute cette pompe décorative. La personne se perd dans le faste du personnage. La Tour supprime d’abord toutes ces expressions théâtrales. Il écarte ces fictions d’un héroïsme passe-partout, comme des épithètes qui ne conviennent pas au modèle, ne font que l’embarrasser et l’écraser un peu sous la majesté de l’Etat. Il remplace l’idée du « rôle » par celle de la « fonction. » Ce n’est plus le portrait d’apparat dans le style du panégyrique, c’est l’image de l’homme réel, tel qu’il est tous les jours et qu’on le voit dans son cabinet. Le ministre est assis, en habit noir et culotte noire, dans le costume simple qu’il met pour le travail avant de passer chez le roi ; l’habit, négligemment ouvert, bâille, laisse déborder la chemise de batiste. Les jambes chaussées de soie noire sont croisées l’une sur l’autre dans une attitude familière. La physionomie affable est celle de l’homme d’Etat qui donne audience et dont la tête est occupée ailleurs. Le portefeuille de maroquin bleu, que le ministre tient verticalement sur son genou, le doigt glissé dans la tranche supérieure, afin de pouvoir ouvrir le livre à un endroit précis, indique le personnage dont les minutes sont comptées ; l’audience va bientôt finir. Pas un mot, pas un geste de trop : rien que l’essentiel, une figure intelligente qui écoute aimablement distraite, une plaque du Saint-Esprit visible sur l’habit noir, des armes sur le plat du maroquin, un doigt qui marque une page d’un livre, et vous voilà fixés sur la nature de l’individu, sur son rang, son histoire sociale et sa place dans le monde.

Voilà le genre de vérités, de délicates observations qui firent le succès de La Tour. On était las des abstractions, de l’héroïsme, des généralités parfois creuses du Grand Siècle. Les contemporains de Chardin se reconnaissaient dans ces portraits tout proches de la vie. De là tant de belles images que nous a laissées La Tour, de plus ou moins grand format et de l’ordonnance la plus diverse, ayant toutes pour principe cet ingénieux système de commenter la figure par quelque trait qui l’explique : portraits de peintres dans leur atelier, comme le