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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/224

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« Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie, avec du venin contre la religion. Vivre et penser en dehors de la religion n’est pas possible sans la haïr un peu... » Mais, « la grâce du style, l’observation fine et vraie, » le talent de raconter ?... « Gil Blas est un livre mal fait. Qu’est-ce qu’un tableau de la vie humaine où ne paraît pas un véritable homme de bien ? Ce défaut est radical. L’absence de la vertu préserve le vice du contraste qui fait ressortir sa laideur ; le vice n’est pas châtié, le lecteur reste privé de leçon. L’œuvre, dès lors, manque aux conditions fondamentales de la bonne création littéraire : elle n’est pas vraiment honnête. Ce qui n’est pas vraiment honnête n’est pas vraiment beau. « Reste le « charme » de Gil Blas : oui ; et, pour avoir goûté le charme de Gil Blas, Veuillot cessa de lire Lélia et fut des années avant de pouvoir revenir à Mme Sand et à son immense faconde.

Si Veuillot n’aimait pas la littérature, les duretés qu’il a pour, elle seraient peu intéressantes. Voyez comme il a joliment parlé du Cid, qu’en sa jeunesse il préférait : « J’y trouvais, dans le langage, dans la passion, dans l’aventure, une fleur indicible. C’était la même sensation que j’éprouvais en me promenant seul, de grand matin, à travers la campagne où se mêlaient la rosée, le brouillard et le soleil naissant, tandis que mon âme, pleine d’ardeurs et de tristesses confuses, cherchait l’impossible par des chemins inconnus, voulait jouir de tout, voulait sacrifier tout et pleurait également ou d’abandonner Chimène ou d’abandonner l’honneur. » Plus tard, mais on vieillit, les Navarrais, Maures et Castillans l’ont moins ému ; et don Rodrigue prompt à exterminer tout seul une armée lui a semblé un peu absurde. Alors il a préféré Polyeucte. Il en est content : « Je donne le premier rang à Polyeucte, parce que je suis chrétien, et c’est un progrès ; autrement, je le donnerais à Cinna, et ce serait une décadence. » Oui ! mais, d’avoir aimé Chimène, il garde un souvenir de tendresse alarmée. Au temps où, dans Corneille, il préférait le Cid, ses préférences, dans Racine, étaient pour Andromaque et Bajazet. Maintenant qu’il est chrétien, son progrès ne serait-il pas d’aimer Athalie davantage ? Eh ! bien, non ; et, si l’on dit que c’est une décadence, il n’y peut rien : c’est Phèdre qu’il aime. Il lit encore Iphigénie : et, de l’avoir lue, il a « le cœur chargé, les yeux humides. » Bientôt, il « n’osera plus » lire Racine : et c’est à cause de tant d’émoi qui le bouleverse et lui rend l’âme et le cœur déraisonnables-Il estime Boileau, qui est si raisonnable. Mais il l’estime un peu froidement, pour la justesse de son esprit, et l’appelle un homme « qui