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étrangères sur les bords de la Vistule[1]. Tel était l’obscurantisme du temps : les hosannahs unanimes dont aujourd’hui la conscience humaine glorifie la Pologne ne se rencontraient alors que sur les lèvres des papes, et très faible en était l’écho.

En trois étapes le crime s’acheva, sous les regards impuissants de l’Eglise. Contre la Pologne et contre elle, deux des larrons au moins s’accordaient à merveille. Berlin fournissait au tsarisme schismatique d’excellents organisateurs de dictature spirituelle : sous Catherine, c’était un étrange « philosophe » du nom de Bulgari, ancien courtisan de Frédéric II ; sous Alexandre Ier, c’était un certain Stanislas Siestrencewicz, ancien étudiant en théologie calviniste, puis officier prussien, puis homme d’Eglise, et dont Joseph de Maistre disait : « S’il me fallait absolument toucher la main à cet homme-là, je mettrais un gant de buffle. » Dans le dernier quart du XIXe siècle, c’était Constantin Petrovitch von Kauffmann, passé du protestantisme germanique à l’orthodoxie russe pour devenir l’ouvrier cynique des « conversions forcées[2]. » L’esprit de persécution contre Rome, pour se déchaîner en Russie, ramassait en Prusse ses armes les plus sûres et ses agents les plus habiles ; l’Autriche, calme et correcte, et publiquement indifférente, laissait faire.

L’Europe, proclamait Gratry, est « en état de péché mortel : » la pécheresse était mal à l’aise, elle se sentait gênée. C’était un équilibre peu confortable, que celui qui reposait sur le maintien d’une iniquité. « Qu’a produit le lamentable partage de la Pologne ? demandait Joseph de Maistre. C’est la chemise du Centaure, tous ceux qui l’ont revêtue en sont brûlés[3]. » Une contradiction interne troublait toute l’histoire du XIXe siècle : avec une ostentation souvent sincère, on faisait étalage du droit des peuples ; mais il existait, à Varsovie, à Posen, un peuple qui toujours vivait et toujours frémissait ; et celui-là, on le maintenait inhumé, dût-il devenir cadavre : c’était le peuple de Pologne. Écrasé sous le poids de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, il rappelait à Montalembert « ce géant de la Fable, qu’on avait cru anéantir en l’écrasant sous l’Etna. Loin de l’anéantir, chacune de ses agitations faisait trembler la

  1. Voltaire à Catherine II, 4 juillet 1774, 29 mai 1772 ; Voltaire à Frédéric II, 16 octobre et 18 novembre 1772.
  2. Lescœur, L’Église catholique et le gouvernement russe, Paris, 1903.
  3. J. de Maistre, Correspondance diplomatique, I, p. 213.