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détruisent le sentiment d’hier. Une haine n’a pas plus de solidité qu’une amitié. L’une et l’autre ne se prolongent qu’autant qu’elles semblent utiles : ce n’est pas le cœur, c’est l’intérêt qui en règle la durée... D’un bout à l’autre de l’année, dans ces grands châteaux de l’Atlas, se trament mille perfidies, dont ces seigneurs se gardent des rancunes inexpiables, mais qu’ils savent oublier à l’occasion, et qui animent d’une vie singulièrement romanesque et ancienne ces beaux endroits désolés. Naturellement les tribus épousent leurs querelles, en sorte que, sous cette apparence d’organisation féodale, réapparaît partout et toujours l’éternelle anarchie berbère.

Comme les seigneurs de la vieille France avaient leur hôtel à Paris, ces grands seigneurs du Sud ont leurs maisons à Mar- rakech, — ces hautes demeures de brique et de pisé qui m’étonnaient, l’autre jour, par leur air d’autorité et de mystérieuse puissance dans l’humilité d’alentour. Que de fois, simple piéton dans la poussière, j’ai vu passer, haut juché sur sa mule, et divinement habillé de mousseline et de soie, un de ces barons de l’Atlas ! Ils arrivaient au fond des rues étroites ou bien apparaissaient tout à coup au débouché de quelque tunnel obscur, la tête inclinée pour passer sous le cintre surbaissé. Un ou deux familiers, montés eux aussi sur leurs mules au ventre rebondi, marchaient à côté d’eux, et quelques nègres, l’anneau d’argent à l’oreille, couraient autour de leur monture, la main sur la croupe des bêtes et tenant l’étrier. Je les suivais des yeux avec cette sorte de surprise qu’on a devant un vieux portrait à la fois parlant et secret. Ils vivent, et c’est là le prodige ! Ils vont au milieu d’une foule qui a le même âge qu’eux et ne s’étonne point de les voir. Mais, pour moi, ils étaient l’image, conservée par miracle dans ces plis de l’Atlas, d’une existence qu’en Europe nous avons connue, nous aussi, il y a quelque mille ans de cela...

C’est encore un curieux spectacle de les voir réunis chez le Sultan ou chez le général, à l’occasion de quelque cérémonie, ces personnages qui ont passé toute leur existence à se haïr ou à se réconcilier et qui, depuis notre venue, sont obligés de vivre en paix et de se faire bon visage. Affectueusement ils se penchent l’un sur l’autre, ils s’embrassent l’épaule, se parlent en se tenant les mains. Qui pourrait croire qu’une politesse si tendre recouvre tant d’inimitié, de coups de fusils, de sang versé ? Et