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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/374

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tandis qu’ils s’accablent de toute cette courtoisie, toujours auprès de vous quelqu’un vous murmure à l’oreille la chronique de ces vies passionnées et violentes, abritées sous la mousseline, qui auraient diverti Stendhal.

Voici le vieil Abd et Malek M’ Tougui, dont la famille commande à sa tribu depuis plus de cinq cents ans. Il possède un fief immense dans la région où l’Atlas commence à s’abaisser vers la mer. Vieux paysan septuagénaire, de pure race berbère, sans une goutte de sang noir, la face rougeaude, eczémateuse, les yeux bigles cachés sous des conserves jaunes, un gros nez vermillonné, édenté, cassé, podagre, et se donnant à dessein l’air plus cassé encore, on le voit toujours, même sur sa mule, pousser entre ses longs doigts minces, déformés par la goutte, les grains d’un chapelet sur lesquels il égrène sans doute les souvenirs de ses vicissitudes et de ses variations politiques. Il n’a rien de la gravité qu’on est habitué de rencontrer chez un grand chef musulman ; il aime les histoires égrillardes, les écoute ou les raconte avec une extraordinaire mimique de la figure ou des mains ; et son air de viveur fatigué, finaud et racé tout ensemble, l’apparente si bien à un vieil habitué de cercle parisien qu’on l’a surnommé « le Baron, » A Marrakech, sa demeure est immense et des plus simples, car il n’a pas le goût du faste. Son grand luxe ce sont ses esclaves que l’on peut toujours admirer en grand nombre à sa porte, tous du plus beau noir, vêtus de blancheurs impeccables, et portant à l’oreille un lourd anneau d’argent de la grandeur d’un bracelet. Dans son château de Bou About, au pied du col par où l’on passe dans la basse vallée du Souss, il a de grosses réserves d’or enterrées dans des jarres vides, et il n’a pas fallu moins qu’un cataclysme comme la guerre mondiale pour que ce paysan, plein de méfiance à l’égard de la monnaie de papier, se décidât à échanger quelque cent mille francs de douros contre les titres de l’emprunt !

Voici le Goundafi, voisin de montagne du M’ Tougui et son ennemi le plus intime, gentilhomme à longue barbe blanche, auquel toute une vie passée à disputer son héritage contre de puissants rivaux, a donné l’allure du renard, et dont les yeux inquiets semblent toujours, même en prenant le thé, surveiller à droite et à gauche le rocher ou le buisson d’où peut partir un coup de fusil.