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dont il serait plaisant d’esquisser le portrait, si l’on ne craignait d’entrer dans un détail trop local. Mais entre tous ces seigneurs de l’Atlas, l’homme que je vois là sous sa tente, au milieu de ses guerriers, s’élève comme un cèdre brisé au-dessus de la forêt des thuyas.


III. — LE SEIGNEUR DE TÉLOUET

Le château de Si Madani Glaoui se dresse en plein Atlas, au pied du col de Télouët, de l’autre côté des montagnes dont on voit depuis Marrakech étinceler les cimes brillantes à travers la palmeraie. J’y suis monté un jour d’hiver, par la tempête et la neige. Dans un paysage grandiose, d’une désolation infinie, c’est Crozant, c’est Coucy, c’est notre Moyen Age ressuscité par miracle et dressé là, au milieu d’un désert de pierraille, comme en un lointain exil où je venais le retrouver… J’entends encore sous les poternes et dans les couloirs voûtés résonner fantastiquement au fond de ma mémoire le pas de nos chevaux, comme des pas d’il y a mille ans. Je vois encore les femmes, toutes de blanc vêtues, qui nous attendaient en chantant avec des bols de lait, des assiettes de dattes et de longs roseaux surmontés de brillants foulards de soie, s’élancer au-devant du Glaoui pour baiser son genou, tandis qu’il étendait sa main sur les têtes les plus proches, dans ce geste de protection que faisaient chez nous jadis les Évêques et les Rois. Un serviteur les écartait douce » ment ; un autre leur faisait largesse d’une menue monnaie d’argent ; et toutes ces princesses barbares, chargées de leurs bijoux de fête, entrechoquaient dans une mêlée confuse leurs bracelets, leurs colliers et leurs diadèmes pour ramasser une pièce de vingt sous… Un cortège d’un très ancien monde, piétons et cavaliers, femmes, enfants, animaux errants, s’engouffrait derrière nous, comme aspiré par le violent courant d’air qui soufflait sous les poternes. Entre les grands murs crénelés, la foule envahissait de vastes cours montueuses qui épousent tout naïvement la forme de la colline, emplissait de son grouillement confus des bâtiments de toute sorte, hangars, greniers, écuries, répandus partout au hasard. Et au-dessus de tout cela, la formidable masse rouge d’un donjon où s’accrochaient des vestiges de neige, faisait paraître étroites et profondes comme des puits ces cours immenses faites pour servir de refuge à tout