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grammairien, de poète, lui avaient valu quelque prestige parmi les lettrés de la ville, et même auprès du peuple, cette considération qui s’attache toujours en Islam à celui qui peut discourir des choses de la religion — bien qu’il fût peut-être l’homme le moins religieux du Moghreb. Violent, cruel, très jaloux de son frère, il supportait impatiemment sa situation subalterne, et entretenait avec soin autour de Marrakech une agitation de tribus qui mettait autre lui et Fez de vastes espaces troublés.

Que dit le Madani à cet homme insatisfait, quand ils se retrouvèrent ensemble dans la chambre misérable, à côté des écuries, où Hafid donnait ses audiences ? Quel tableau lui fit-il de Fez, de l’arrogance des Tazi et de la faiblesse d’Aziz ?... Pendant près de dix-huit mois, se poursuivit entre ces deux personnages l’intrigue qui, au cours des siècles, s’est tramée tant de fois, à Marrakech, pour renverser le Sultan qui règne à Fez. Mais le détail de ce complot serait très vite fastidieux, sans compter qu’on n’en peut surprendre que des lueurs fugitives dans ce pays du soupçon, du silence et du mensonge.

Ah ! ce n’est pas une tâche aisée que d’essayer d’entrevoir, je ne dis pas la vérité, mais l’ombre de la vérité dans une histoire marocaine. Manifestez-vous le désir d’interroger un personnage sur quelque événement auquel il a été mêlé, tout de suite, le plus aimablement du monde, il vous invite à diner. Les plats succèdent aux plats, les tasses de thé aux tasses de thé ; on écoute mille bavardages, mille protestations d’amitié ; on se dépense à son tour pour plaire, et le temps passe sans qu’on ait dit un mot du sujet qui vous amène. Bientôt même vous avez le sentiment que vos questions resteraient sans écho, et vous jugez préférable de vous taire, estimant avec raison qu’une curiosité déplacée gâterait un si bon repas. On se sépare donc de son hôte sans lui avoir rien demandé, et lui-même vous laisse partir sans qu’il ait l’air de se souvenir un moment de la raison pour laquelle il vous avait invité... Et puis, comme en tout pays d’Orient, au Maroc, le passé est le passé ; ce qui fut hier n’intéresse plus aujourd’hui, et le simple plaisir de savoir est un plaisir inconnu des gens d’ici. Ils semblent toujours vous dire : « Que t’importe, étranger, nos histoires d’autrefois ? Nous-mêmes, nous en occupons-nous ?