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A Madame Singer.


1er janvier 1873.

Vous recevrez aujourd’hui beaucoup de visites, de compliments, d’embrassades. Ma vie aujourd’hui ressemblera à celle de tous les jours ; et après avoir embrassé ma femme et mon petit nino, me voilà à ma table de travail. La belle vallée que je vois d’ordinaire de ma fenêtre est toute voilée ou plutôt comblée par des nuages d’où tombe avec imperturbabilité depuis huit jours une pluie fine ; si les arbres sont comme des colonnettes noires, qui n’arrivent pas au plafond de l’édifice, grâce à une température douce pour la saison, les prairies ont encore de la verdure. Je n’entends d’autre bruit que celui du torrent voisin, enflé cette nuit, et qui prépare des terreurs ou des désastres aux riverains du Po déjà trop gonflé. Le facteur vient d’arriver, et je ne reçois qu’une lettre et une carte. La lettre est de mon père et de mon grand petit Daniel ; la carte, d’un monsieur que j’ai vu il y a dix ans, et qui, dit-il, m’est resté dévoué. L’année dernière, j’étais à la même place et je ne comptais pas m’y retrouver de nouveau cette année-ci ; peut-être y serai-je encore dans un an. Je suis loin de ma patrie, de ma famille, de nos amis, l’objet d’une animadversion publique que je n’ai pas méritée, entre un passé où je ne retrouve que des douleurs et un avenir auquel je ne demande pas de joies ; et cependant je sens à peine en moi cette mélancolie inspirée par la pensée d’un pas décisif de plus fait vers le repos, et contemplant d’un même coup d’œil ce que j’ai perdu et ce qui me reste, les abandons et les fidélités, ce que j’ai souffert et ce que d’autres, meilleurs que moi, ont souffert, je n’élève vers le Dieu, en qui je me sens vivre dans cette solitude, que des paroles d’amour, de bénédiction, de gratitude. Je l’aime pour la protection dont il m’a couvert pendant mon passage au milieu des méchants ; je le bénis pour la compagne dont il m’a envoyé le secours ; je le. remercie pour les amitiés si précieuses qu’il m’a conservées, pour la vôtre, amie de mes mauvais jours plus que de mes jours brillants, pour celle de mon cher confesseur. Pour l’avenir je ne lui demande rien. Il sait ce qui me convient, et de lui j’accepterai tout avec joie, la paix comme le combat, l’obscurité comme la lumière, la justice comme l’iniquité ;