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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/579

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tous les bateaux du lac. Malheureusement, à peine au large, un vent terrible s’éleva. Le coche d’eau se coucha sous la tempête. Tout menaça de sombrer. Sur ces lacs d’Italie, bordés de hautes montagnes, il semble que le vent n’ayant pas assez d’espace pour se déployer et tournoyant sans trouver une issue, sa fureur s’exaspère de la contrainte où elle est contenue et que l’orage en devienne plus redoutable. Le cortège avait perdu sa belle sérénité. Les hommes tâchaient de dissimuler leur peur sous une fort méchante humeur. Les dames pleuraient toutes leurs larmes et demandaient à Dieu miséricorde. Les bateliers ne savaient à quel saint se vouer. Seul, dans le désarroi universel et la rageuse tempête, le juriste Giasone del Mayno conservait ses esprits et s’en servait pour railler la peur des autres. Une autre cible, désignée à ses sarcasmes et aux malédictions de toute la noble compagnie, était le célèbre Ambrogio da Rosate, l’astrologue du More, qui, après de nombreux calculs et un assidu commerce avec les astres, avait désigné ce jour comme particulièrement propice à une traversée. Enfin, une partie de la flottille put toucher Bellano. Bianca y descendit avec tout son monde et se remit de ses premières émotions sur le flot agité de sa nouvelle vie. On peut croire que les humanistes, nombreux dans le cortège, se consolèrent en confrontant leurs impressions avec celles de leur cher Virgile et que les caecis undis et les gurgite vasto émaillèrent les descriptions abondantes qu’ils firent de la tempête à leurs auditeurs épouvantés. Le reste de la route devait être bien pire cependant et leurs peines ne faisaient que commencer.

Le 8 décembre, en effet, le cortège nuptial entra dans les montagnes pour gagner Innsbruck par le défilé du Stelvio. Un sentier de mulet, au milieu des neiges, des nuages et des précipices, se déroulant jusqu’à près de 3 000 mètres d’altitude : voilà toute la voie triomphale ouverte à la jeune mariée pour rejoindre son époux. Après les rues pavoisées de Milan, c’était dur. Mais pour monter sur le trône de César, par où, quand on a vingt ans, ne passerait-on pas ? Derrière les massifs glacés de la Bernina, de l’Ortler ,et toute la cohue de géants neigeux qui dominent la vallée du Trafoï, c’était l’exil, c’était le froid, c’était le côtoiement de l’abime ; mais c’était l’Empire ! Pendant seize mortelles journées de marche, où l’on risquait sa vie à chaque pas, où l’on voyait se raréfier, puis s’arrêter tout à fait et