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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/580

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disparaître toute végétation, toute substance animée, il fallut recommencer l’effort. La jeune souveraine geignait de toute son âme. Brasca la réconfortait de son mieux, en lui jurant tous les matins, au moment de se remettre en selle, qu’on avait passé le plus difficile et que le chemin serait bien meilleur que la veille : — et il était pire ! Alors elle criait à la trahison !

Autour d’elle, on n’était pas plus brave. Il fallut égrener sur la route des dames d’honneur exténuées, notamment Madonna Michela, qui n’avait pu aller plus loin que Gravedona. Enfin, cahin-caha, fourbue, et sans doute affamée, traînant la longue file serpentante et cahotée de ses sommiers, bagages, sacs et coffres remplis de vaisselle, de lingerie et de toilettes, l’impériale noce descendit l’autre versant des Alpes Rhétiques et parvint à toucher, la veille de Noël, le fond du trou d’Innsbruck. La jolie ville groupée le long de l’Inn, un des rêves du tourisme contemporain, par les beaux jours d’été, était à ce moment le cercle glacé de Dante, pour qui venait de Lombardie. La vérité du dicton : « au Tyrol il y a neuf mois d’hiver et trois mois de froid, » allait s’imposer avec force. Enfin on arrivait, et Bianca se consolait sans doute de toutes ses peines en songeant que, dans cette ville et ce palais où tout était préparé pour la recevoir, elle allait trouver son mari.

Elle ne l’y trouva point. Il n’y était nullement venu et ne songeait nullement à y venir. Il avait bien d’autres soucis en tête que de faire la connaissance de sa femme. C’était une manière de grand homme que cet époux fallacieux, et même un homme de génie, si l’on veut, à la façon dont le fut plus tard Charles XII, c’est-à-dire inquiet, instable, paradoxal et prestigieux. Un soldat qui, d’ordinaire, perdait ses batailles ; un mari qui perdait ses femmes ; un poète qui n’achevait pas ses poèmes ; un diplomate qui s’embarrassait lui-même dans les fils savamment tendus pour prendre les autres ; un mécène qui manquait d’argent pour payer ses artistes ; un chevalier de la Table Ronde, « le dernier chevalier, » disait-on, mais qui, toujours aux prises avec des diètes, des assemblées, des conseils de notables et soumis à des votes, nous paraît tout aussi bien le précurseur de nos souverains parlementaires ; enfin un marieur intrépide et un héritier privilégié, quelque chose comme le légataire universel de l’Europe... Et, avec tout cela, une grande figure et qui devait laisser, presque achevée, une grande œuvre :