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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/818

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incapable de modifier en quelques jours sa lourde méthode, chancelle et hésite ; s’il recule, fût-ce d’une semelle, il est perdu, car il ne sait pas, lui, le jeu de l’escrime, mais seulement celui du coup de poing ; et que vaut un poing en face d’une épée qui cherche partout le défaut ?

Ce serait méconnaître cependant un Ludendorff que de voir en lui simplement un brutal éminent. Son éminence réside en l’audace qui, chez lui, double la brutalité. On lui reproche aujourd’hui, — on se rappelle la lettre de Scheidemann, — d’avoir été « un aventureux. » Il est réputé « aventureux » parce que « l’aventure » a mal tourné, mais il est certain qu’il était un oseur. S’il s’engageait, fort, nous l’avons vu, d’une supériorité d’effectifs et de moyens qui justifiait son audace, celle-ci n’en restait pas moins fort grande ; cette supériorité, en effet, n’était que momentanée ; si la bataille se prolongeant au delà d’un, de deux, de trois mois, la résistance de l’ennemi avait pour conséquences des pertes analogues à celles que l’armée allemande avait connues devant Verdun, l’Allemagne voyait fondre ses réserves ; et si l’adversaire, d’autre part, avait su, en ces trois mois, ménager ses réserves à lui, les avait pu grossir d’un appoint qui, en l’espèce, pouvait, — l’Amérique accélérant ses envois d’hommes, — être sinon exactement calculé, du moins parfaitement prévu, si, pressant encore ses fabrications d’armes et de munitions, cet adversaire acquérait, en cours de bataille, l’égalité, puis la supériorité des moyens, les victoires à la Pyrrhus du début acheminaient le vainqueur à une effroyable déconfiture.

Or, si Ludendorff pouvait ignorer ou sous-estimer l’aide américaine, s’il était autorisé à croire Français et Anglais, plus qu’ils ne l’étaient, sur les boulets, il devait être mieux renseigné sur sa propre armée ; il savait que, jetant la totalité de ses 205 divisions contre nos 177, il jouait là le va-tout de l’Allemagne qui, ne pouvant compter sur ses Alliés pour la renforcer notablement, allait engager, dès 1918, sa plus jeune classe après laquelle il faudrait appeler qui ? des enfants de 18 et 17 ans. Mais Ludendorff était joueur, — on sait qu’il l’est en effet et qu’il lui en a coûté jadis, — et, joueur, comptait sur la fortune. Il comptait aussi sur sa tactique, ce qui excuse une stratégie audacieuse.