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mat, le vrai type colonais, frère des rois mages de Stefan Lochncr, solennels et pleins d’onction dans leurs cadres d’or gaufré. Mais l’œil est faux et sans bonté : le Prussien perce sous le Rhénan. En présence du Hausvater, nous procédons au dépouillement suprême. On nous prend tous nos vêtements. Un forçat ne peut rien garder en propre. J’obtiens, toutefois, de conserver ma brosse à dents et mon chapelet. La livrée de la maison comporte une chemise et un caleçon de toile grossière, un gilet satis manches et un pantalon également en toile, d’une tonalité rouge brique, une blouse de chanvre ; des souliers à semelles de bois et des chaussettes de colon ; comme couvre-chef, une casquette de bure brune. La plupart de ces objets n’ont sans doute jamais été lavés. Le gilet et le pantalon, notamment, sont dans un état de malpropreté répugnante ; quant à la chemise, elle est toute déchirée, et sa couleur, gris tirant sur le noir, n’est pas faite pour m’inspirer confiance. Mais l’heure n’est pas aux atermoiements et le mieux, ici, dès l’entrée, est d’abdiquer, une fois pour toutes, ses goûts et ses dégoûts. Cette résolution une fois prise, on se résout, beaucoup plus aisément qu’on ne l’eût cru possible, à tous les sacrifices matériels dont l’existence est comme tissée.

L’uniforme endossé, nous passons par le coiffeur de l’établissement. Déjà, à Aix-la-Chapelle, on nous avait débarrassés de nos chevelures et de nos moustaches, ornements déplacés dans un bagne. À Werden, on recommença l’opération de plus près. On me remit ensuite en cellule, et j’occupai, cette fois, un logement séparé.


Me voilà donc forçat, forçat pour de bon, ayant rompu toute attache avec le monde extérieur, simple numéro dans un bagne. Le bagne ! notion vague jusqu’ici, entrevue à travers quelques romans ou des récits d’une crédibilité discutable ! Et maintenant, c’est la réalité, c’est ma vie d’aujourd’hui, de demain. Je me demande par instants si je ne suis pas l’objet d’un rêve, si c’est bien moi, en chair et en os, qui suis là, rasé comme un genou, vêtu de toile des pieds à la tête, confondu dans un vaste établissement pénitentiaire. Je me promène de long en large, tel un lion en cage, entre les murs sordides de mon étroite chambrette. Ma pensée se reporte vers les miens,