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êtes ici chez les barbares prussiens. Ah ! vous apprendrez à nous connaître, nous, les barbares !

Et, en disant ces derniers mots, cet homme, qui devrait être le défenseur et le soutien des prisonniers, s’échauffe ; son œil s’allume ; tous ses traits respirent la haine, à moins que ce ne soit la satisfaction de pouvoir décharger sa bile sur un ennemi sans défense.

Je n’ai pas insisté et suis rentré dans ma tanière.

Le soir même, j’occupais ma cellule définitive.


Le lendemain était un dimanche, jour de messe obligatoire. Car tout le monde, en ce pays de règlements et de discipline, doit avoir une religion, surtout en prison, et est tenu d’en pratiquer les rites extérieurs.

La messe en commun me fournit l’occasion d’apercevoir pour la première fois mes nouveaux camarades, des Belges arrivés ici avant moi. Je parviens à serrer furtivement la main à quelques-uns d’entre eux. Ah ! le réconfort de cette poignée de main échangée sous la livrée du forçat, du « bagnard, » comme on dit ici ! La douceur de cette rencontre avec des compatriotes qui souffrent les mêmes tourments et que soutiennent les mêmes convictions ! Et quelle joie, surtout, de constater la fière mine de ces Belges, forçats du devoir ! On se figurait les dompter : sous le bourgeron de toile bise, leur échine s’est maintenue droite ; ils ont conservé le port de tête et le regard de l’homme libre. On croyait les arracher à leur pays : dans les prisons de l’Allemagne, la patrie belge se reconstitue.


Après trois jours d’attente, j’ai enfin obtenu du travail. Un petit gnome au poil hirsute, veston sale et chapeau bossue, est venu m’apporter ma besogne : je suis colleur de sacs en papier. Le métier est facile et laisse à l’esprit beaucoup plus de liberté que celui d’écrivain, que je pratiquais jadis. Après quelques minutes d’apprentissage, je suis déjà un ouvrier passable, sinon expéditif. Au bout d’une semaine, je suis arrivé à terminer 1 200 sacs ; les ouvriers expérimentés en font jusque 1 000 par jour.