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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/903

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faut établir des catégories. Il y a les bons. Il y a les mauvais. Il y a les corruptibles. Dans l’ensemble, toutefois, les dispositions à l’égard des politiques sont devenues meilleures qu’au début.

Dès janvier 1917 je note, dans le monde des gardiens, des symptômes de malaise, de mécontentement. Ils commencent à nous faire des confidences. Ils en ont assez de la guerre, disent-ils. Ils regimbent contre le Kaiser et contre les grands chefs. La considération qui, chez eux, l’emporte sur tout le reste, c’est qu’ils ont faim. Le fait est que la plupart d’entre eux sont terriblement maigres. Quand, par hasard, notre brouet contient quelques fèves ou quelques raclures de viande, ils le considèrent d’un œil d’envie. « Fameuse soupe, me dit l’un d’eux, un jour que l’ordinaire était un peu plus engageant que d’habitude : je voudrais bien avoir la pareille chez moi. » Un autre, à qui je demande s’il a des fils à la guerre, me répond qu’il en a un. « Et il va bien ? » lui dis-je. « Il a faim, » soupire-t-il. — Plus misérables encore sont les forçats allemands. Nous les rencontrons assez souvent. La plupart sont effrayants, maigres, à demi voûtés. Peau du visage tendue, teint vert, lèvres violettes, pommettes rouges et saillantes, ils offrent tous les symptômes de la tuberculose. À la fin de 1916, cinq de ces malheureux sont morts en dix jours de temps.

Il commence à régner entre les politiques une certaine vie sociale. De plus en plus, on se voit, on se parle, on apprend à se connaître. On s’occupe des pauvres, des malades ; on s’efforce de leur venir en aide. Ce n’est pas facile, car les Allemands nous contrecarrent. La direction a interdit à l’un de nous de faire circuler parmi les prisonniers les plus aisés une liste de souscription en faveur des malheureux II est même strictement défendu d’envoyer des douceurs à un indigent, voire à un malade. On le fait cependant, car la misère commence à devenir grande. Beaucoup de mes camarades « sont dénués de toute ressource et les plus fortunés d’entre nous se voient, de plus en plus, assaillis de demandes de secours.

À quelques-uns, nous travaillons également à soutenir le moral de nos camarades. Il s’est fondé à cet effet une petite feuille clandestine et hebdomadaire, qui jouit parmi les politiques du plus grand succès. Notre journal paraît une fois par