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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/905

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gagne-petit, qui forment la grande masse de la population politique.

L’administration est loin de porter dans son cœur les représentants de la classe aisée, mais parfois elle les respecte, — on a dans ce pays le sens des hiérarchies sociales, — et, en général, elle les redoute. Nous sommes gens à ménager, du moins à laisser en paix. Du moment que nous n’enfreignons pas le règlement d’une manière trop publique, on ne s’occupe pas de nous. Nous faisons dans nos cellules à peu près ce qui nous plaît. De travail peu ou point. Contremaîtres et surveillants paraissent s’entendre pour fermer les yeux. Il en est tout autrement de nos camarades plus modestes. Ceux-ci, il faut qu’ils produisent. Tailleurs, savetiers, menuisiers, calfats, on a l’œil sur eux : l’inspection ne les lâche pas d’une semelle. Beaucoup d’entre eux sont employés à des travaux en dehors de la prison, travaux des champs, construction d’une usine pour la fabrication de munitions, établissement d’un chemin de fer électrique. Pour ceux-ci surtout, il s’agit de peiner dur. Levés à cinq heures ou cinq heures et demie, ils ne rentrent souvent à la prison que le soir à huit ou neuf heures. Ils partent par la pluie, le gel, la boue, travaillent la journée entière, exposés aux intempéries de l’air, aux injures des surveillants. Ceux-ci sont choisis parmi les plus sévères de la prison. Ils s’ingénient à humilier, à bafouer nos camarades. Tel d’entre eux, un nommé Jäger, réputé pour sa haine contre tout ce qui est Belge ou Français, va jusqu’à frapper ces malheureux pour quelques paroles échangées ; un autre, appelé Koch, qui ne le cède en rien au premier pour la méchanceté, fait à tout bout de champ le geste de fusiller les travailleurs politiques. Pour un rien, on les envoie au cachot. J’ai vu des vieillards débiles, à bout de forces après un travail exténuant, punis de trois ou quatre jours de cage parce qu’ils se déclaraient incapables de continuer à se traîner aux champs.

Le soir venu, ces pauvres gens réintègrent leurs cellules exténués, souvent trempés et glacés, et n’ont même pas les moyens de changer de linge ou de vêtements. À la hâte, ils avalent le potage à base d’eau claire qui est censé devoir les refaire de leurs fatigues et se jettent sur leur mince grabat. Le plus dur, cependant, dans ces travaux du dehors, c’est que nos malheureux camarades s’y trouvent en promiscuité continuelle