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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/911

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amoncelés dans la cour, des boites à sardines vides et lécher avidement l’huile qui y est restée. D’autres font main basse sur des croûtes de pain moisi, des pelures de pommes, qu’ils trouvent sous nos fenêtres J’ai vu de ces malheureux, véritables cadavres ambulants, dévorer des chenilles, des escargots, A ce régime les plus endurants sont condamnés à la mort lente.

Heureusement nous avions nos colis, et quelques-uns d’entre nous en recevaient de grandes quantités. Mais les vols suivaient la même proportion ascendante et c’étaient les pauvres, hélas ! qui en étaient le plus fréquemment victimes. Combien de fois j’ai vu de ces malheureux se présenter aux bureaux du secrétaire pour recevoir un colis inscrit à leur nom et se retirer avec une boite éventrée ou complètement vide ! On nous volait au camp de Cassel, où la censure militaire examinait les colis avant d’en autoriser l’expédition chez nous. On nous volait surtout à la prison. Par un abus intolérable, c’étaient deux forçats allemands, hommes de confiance de la direction et attachés aux bureaux du secrétaire, qui étaient chargés de la manutention des colis, eux qui les recevaient, les déballaient, les classaient, les remettaient aux destinataires. L’un de ces individus avait subi quatorze condamnations pour faux ; l’autre était un voleur de profession. Comment veut-on que pareils hommes, tentés par la faim et tout naturellement disposés à nous traiter en ennemis, n’aient pas abusé de la délicate mission qui leur était confiée ? Le service des colis resta confié à ces bandits jusqu’au jour où un hasard fit découvrir dans la cellule de l’un d’eux tout un magasin de vivres volés à des prisonniers politiques.

Restait la charité. C’est, assurément, grâce à elle qu’il n’y a pas eu dans nos rangs un nombre beaucoup plus considérable de morts. Charité des riches ; charité, infiniment plus touchante, des pauvres entre eux. J’ai rencontré, parmi ces derniers, quelques âmes d’élite, ne se plaignant jamais, toujours préoccupées de soulager, aux dépens de leur propre indigence, quelque infortune plus criante que la leur. Mais la charité ne suffisait pas à parer à toutes les misères. Et souvent celles qui auraient mérité le plus d’être secourues, les plus ignorées, les plus fières, les plus digues, étaient précisément celles qui échappaient à son action.