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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/917

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par groupes. Le contremaitre en chef de l’établissement sollicita lui-même la faveur d’avoir son portrait fait par un prisonnier politique. Un surveillant de confiance emportait chez lui les clichés, au fur et à mesure qu’ils étaient développés ; c’était lui également qui gardait dans sa maison la précieuse mais compromettante collection de notre petite feuille clandestine.

Mais notre plus bel exploit a été d’introduire à Cassel, à partir de mai 1917, les journaux français. L’Allemagne, jusque-là, avait pu se croire victorieuse ; elle conservait du moins les apparences de la victoire. Par une espèce de coquetterie, elle laissait pénétrer chez elle la presse des Alliés. Telle feuille qu’on eût couverte d’or dans la Belgique occupée, traînait sur les tables des cafés d’Outre-Rhin. Un jour, le werkmeister de la fabrication de pantoufles, un nommé Martin, devenu un de nos serviteurs les mieux stylés, arrive triomphant chez l’un de nous, il apporte avec lui un numéro du Temps. Il se fait fort, dit-il, de nous procurer ce journal régulièrement, à raison de 50 pfennigs par exemplaire. On pense si l’offre fut acceptée d’enthousiasme. À partir de ce moment, nous eûmes le Temps cinq ou six fois par semaine. Le journal nous arrivait avec un retard de deux ou trois jours seulement. On se le passait de cellule en cellule ; on le lisait avec un respect presque religieux. Cela dura six mois. À ce moment, l’arrêt, puis l’échec complet de l’offensive autrichienne en Vénétie venant refroidir les espérances allemandes, la circulation de la presse française s’en ressentit. Seules, désormais, purent recevoir les journaux étrangers les personnes expressément désignées par la kommandantur. Il nous fut, comme bien on pense, impossible d’être compris parmi ces privilégiés et force nous fut de renoncer à notre lecture favorite. Nous remplaçâmes le Temps par les journaux socialistes allemands. Le moment allait venir où le Vorwærts ne le céderait pas en intérêt aux feuilles françaises.

On sera peut-être tenté de s’étonner qu’un pareil régime ait pu prendre naissance dans une prison. Il y a quelque chose de plus extraordinaire, c’est que ce régime ait pu se maintenir. En effet, à côté du petit personnel, aisément corruptible, il y avait le personnel supérieur, d’accès plus difficile, mal disposé pour les condamnés politiques, toujours prêt à nous prendre en défaut, à appliquer, à renforcer le règlement.

De ce haut personnel il nous a fallu faire le siège. Ç’a été la