Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/924

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de s’extasier tour à tour sur les capacités de son esprit et sur la complaisance de son estomac. En retour, il les payait de leur admiration par ces étonnants « propos de table, » dont le volume de son secrétaire, le docteur Busch, ne nous permet plus d’ignorer le moindre détail, et dont on a souvent reproduit les savoureuses boutades, sans en relever peut-être suffisamment la pauvreté d’idées.

Non loin de là, au n° 38 de la paisible et rectiligne rue Neuve, l’ironie du sort avait assigné pour logis au « maître de la guerre » un pavillon de style XVIIIe^ siècle, offert autrefois, si l’on en croyait la légende, par Louis XV, à l’une de ses éphémères favorites. La façade, donnant sur un petit jardin, en était ornée d’un balcon au-dessus duquel s’encastrait dans le mur un buste de la première propriétaire. Moltke avait installé ses bureaux au rez-de-chaussée et trouvait dans le salon du premier une solitude favorable à l’élaboration de ces plans de campagne dont on a pu remarquer que la valeur décroissait au cours de la guerre dans la mesure de leur degré d’improvisation. Ses visiteurs allemands, que ses portraits avaient rendus familiers avec sa face ridée de moine militaire, s’étonnaient de l’air de jeunesse un peu factice que lui donnaient son teint rose et sa perruque blond clair. A le fréquenter, ils n’éprouvaient pas une moindre surprise de voir « le grand silencieux » montrer à l’occasion une singulière loquacité, surtout quand la conversation tombait sur ses collègues français. S’il s’exprimait en termes sévères ou ironiques sur les maréchaux de l’Empire, il semblait tenir en particulière estime son adversaire du jour, le général Trochu, dont il avait lu et aimait à citer les ouvrages.

La curiosité se partageait entre ces grands chefs de la politique et de la guerre et d’autres hôtes de marque que les officiers désignaient par l’appellation générique de « second échelon » et les soldats par le sobriquet méprisant de « muguets d’armée (Armeebühler). » C’étaient les membres des familles régnantes allemandes que leur importance éloignait des combats, mais qui tenaient à s’en rapprocher pour en partager l’honneur sans les risques. Dispersées dans les villas de maître réquisitionnées à leur usage, ces Altesses prudentes et décoratives se réunissaient le soir à l’Hôtel des Réservoirs, autour d’une table voisine de celle que présidait Moltke.