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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/208

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dit la jeune femme. Elle a tressailli ; elle invite à entrer le soldat, qui s’appelle Antoine Lavaud. La petite boutique, sombre et fraîche, sent la terre et les fleurs. Ils causent. L’ami d’Antoine, c’était un Adrien Maret, beau garçon, brun. « Est-ce que vous le connaissez ? — Il y a longtemps que vous l’avez vu ? » Cela fait plus de questions que de réponses ; et il y a plus de silences que de paroles. Enfin, la jeune femme lance : « Je ne connais pas celui dont vous parlez. Si c’est ça que vous voulez savoir, vous le savez ! » Elle arrange du mimosa, où tremblent ses doigts. Le soldat s’en va. Il revient au bout de quelques jours : « Excusez si je vous dérange ; mais l’autre jour, je crois que je vous ai fâchée... » Ce n’était pas son intention ; pour en douter, il ne faudrait pas voir son air doux et placide. Eh ! bien, oui, cet Adrien Maret, la jeune femme l’avoue et le crierait, fut son mari et l’a quittée avant la guerre ; il l’a laissée avec trois enfants, à la rue, sans le sou. Maintenant, c’est fini : « c’est pour ça que je vous ai dit, l’autre jour, que je ne le connaissais pas... » Antoine s’en doutait un peu, et ne le cache pas ; s’il en sait davantage, il ne le dit pas encore : « Dites-moi, demande-t-elle brusquement, auriez-vous fait ça, vous, de lâcher votre femme et vos enfants ? — Pour sûr que non ! Mais, voyez-vous, moi, je n’ai personne... » Et ces mots-là sont tristes et drôles : leur tristesse ne touche qu’Antoine ; et leur drôlerie ne touche ni la jeune femme, ni Antoine. Les jours suivants, il revient, s’assied un peu, balaye le carreau, change l’eau des fleurs, parle de l’horticulture, de la guerre, du temps qu’on y a pour songer, pour se repentir ! il parle du repentir et du pardon : mais la causerie n’avance pas. Une après-midi enfin, sitôt arrivé, il déclare, très posément : « Je suis un menteur... » Au moins n’a-t-il pas dit toute la vérité, qui est que son camarade a été blessé, le même jour que lui, amené au même hôpital ; mais blessé beaucoup plus que lui... « Mort ? Il est mort ? Et je ne l’ai pas revu ! » Non, il n’est pas mort ; il a été très abîmé, il fait aujourd’hui sa première sortie, et le voici : où donc ? à la porte, qui attend... Elle n’écoutait plus. Elle s’élance ; elle étreint le méchant homme, si vieilli et si changé, qui se repent et qui sanglote. « Le soldat, sans qu’on y prit garde, s’en alla... » Il était content d’avoir réussi sa bonne œuvre ; « mais soudain il éprouva une âpre détresse et il comprit que, dans cette petite boutique fraîche et sombre, sentant la terre et les fleurs, il avait passé des heures plus douces qu’aucune autre de sa vie, auprès de cette jeune femme qu’il ne pourrait jamais oublier et qui en aimait un autre qu’il lui avait ramené. »