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paysans habitant ces terres devinrent, à partir du XVIIe siècle, serfs du propriétaire ; leur travail, obligatoire dans le système politique d’alors, était considéré comme une paye supplémentaire donnée aux gens de guerre et aux fonctionnaires pour le service d’Etat, qui était obligatoire. Sous l’empire de ce système d’un asservissement universel, les paysans s’habituaient à voir dans les terres du propriétaire foncier, quels qu’eussent été ses titres au bien-fonds, une dotation gouvernementale, rémunérant les services rendus par lui à l’Etat, et subordonnée à la condition de ce service. L’idée de la propriété ne pouvait se former dans les esprits d’une façon nette et claire. D’autre part, dans la constitution intérieure d’une propriété foncière, le paysan, en vertu d’un usage séculaire, se considérait comme ayant droit à l’ensemble des terres qu’il labourait en commun : à ses obligations vis-à-vis du propriétaire correspondait, d’après lui, le devoir mal défini par la législation, mais reconnu tacitement, du propriétaire de lui en fournir la jouissance.

Le système de deux états de dépendance subordonnés l’un à l’autre, celui de la noblesse vis-à-vis de l’Etat, et celui des paysans vis-à-vis de la noblesse, prit fin en 1762, avec l’abolition du service obligatoire de la noblesse ; mais les anciennes idées de la masse paysanne, quant à son droit aux terres des propriétaires qu’elle devait continuer à labourer, subsistèrent malgré le changement intervenu. L’émancipation des serfs en 1861 s’en ressentit.

Les propriétaires fonciers, dépourvus de toute organisation de classe et de tout mode légal d’action politique, habitués à obéir, ne surent, lors de la réforme de 1861, ni formuler, ni défendre le caractère absolu de leur droit aux terres qui leur appartenaient. Ils subirent la réforme, telle qu’elle fut élaborée par la bureaucratie « libérale » de l’époque et par les représentants de l’opinion publique avancée. Elle était conçue dans un esprit de véritable socialisme d’Etat. L’émancipation des serfs fut un acte d’expropriation générale, et à grande échelle, des propriétaires, dotant les paysans des deux tiers des terres de la noblesse. Les idéologues de la réforme agraire de 1861, dans le même ordre d’idées, crurent bon de conserver intacte l’ancienne communauté immobilière, effet naturel du servage. Les terres données aux paysans restèrent indivises, comme un fonds