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une Orientale de pierre et de briques sous le ciel du Nord, une féerie au clair de lune. La Grande Place avait vu les tournois des ducs de Bourgogne. Elle avait été le premier marché aux grains de France. La Petite Place était fière de son hôtel de ville du XVe siècle, « accosté par un délicieux logis de la Renaissance, » et de son hardi Beffroi carillonnant, symbole de l’indépendance communale. Hélas ! leurs pignons à volutes, leurs galeries aux colonnes de grès, la fameuse vieille maison à pas de moineaux avec tourelle en encorbellement, les enseignes sculptées, tout cela croule ou n’est plus qu’un chantier de démolitions. Il ne reste du Beffroi que quelque chose d’informe qui pourrait être une ruine de haut fourneau. Sur les débris d’une des façades de l’Hôtel de Ville, la plus enjolivée et la moins belle, on aperçoit des mascarons et un petit Amour qui voudrait prendre son vol, s’arracher au massacre, près d’un autre qui est décapité. Tout à côté, une boutique de laine et matelas a conservé au-dessus de sa porte brisée son enseigne, une brebis dont la tête inclinée regardait entrer les clients et qui semble aujourd’hui s’attrister sur cet immense ravage. Les ruines de l’Abbaye, Musée, Bibliothèque et Cathédrale, sont plus imposantes. À leur pied, dans un jardin où flânent quelques promeneurs et derrière un grillage, des prisonniers allemands jouissent en paix des derniers beaux jours.

La première impression a été presque un soulagement. Dieu merci, la ville existe encore ! Puis on la parcourt ; le cœur se serre ; ce qui vous paraissait vivre n’est souvent qu’un cadavre debout ; on mesure l’étendue du désastre. Mais, quand on l’a bien mesurée, on s’étonne qu’il ne soit pas plus complet. On renonce à compter les maisons et les édifices abattus ; on compte ceux qui tiennent, et on se demande comment il se fait qu’un bombardement journalier de quatre ans ne soit pas venu à bout de tous ces murs et de tous ces toits.

J’ai rapporté ce soir à mon hôtel un livre déjà ancien, intitulé Le vieil Arras, dédié au Roi des Belges, par M. Le Gentil, juge au tribunal. J’éprouve le besoin de me reporter aux temps les plus lointains de cette ville florissante dont je viens de voir la dégradation et les plaies. Que l’histoire me voile un instant la figure désolée du présent ! J’ai du mal à lire, car le vent fait claquer mes vitres de toile et vaciller la lueur de ma mauvaise bougie. J’ouvre le livre à la préface : « Le sol