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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/446

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manger de M. le chanoine M… Un pain était posé sur le rebord de la fenêtre. Une femme en cheveux entra qui s’assit en face de moi, près du pain. Elle venait, je crois, pour un extrait de baptême, et elle se mit aussitôt à me parler sur un ton aigu des difficultés de la vie et sur un ton plus doux du mariage de sa fille. « Mon Dieu, s’écriait-elle, comme on était heureux en 1913 ! Avait-on idée d’être heureux comme ça ! On était trop heureux, voyez-vous, monsieur ; et on ne savait pas combien on l’était. Je vous demande un peu ce qui serait arrivé si on n’avait pas eu la victoire. À quel prix auraient été les œufs ? Enfin ma fille a trouvé un brave garçon. Il gagne plus qu’on ne gagnait dans le temps. Mais ce qu’on dépense, ah ! mon Dieu, ce qu’on dépense ! Ça vous tourne le sang… » Et, pendant qu’elle parlait, une souris, presque aussi grosse que le rat des armes d’Arras, attirée par l’odeur du pain, était sortie de derrière une petite bibliothèque et s’avançait sur un reste de moulure. Quand la femme se plaignait de la cherté des vivres, la souris s’arrêtait aux sons perçants de sa voix ; quand elle causait de sa fille, la souris reprenait confiance et faisait quelques pas en avant. Je n’oublierai pas de sitôt cette pièce en désordre, cette bête que le malheur des hommes avait rendue si familière et cette femme qui tour à tour regrettait le passé, geignait sur le présent et tout de même souriait à l’avenir des siens.

Il y en a qui, au bout de trois ou quatre ans, ont eu la surprise en rentrant chez eux de retrouver à peu près intacts leur maison et ce qu’ils y avaient laissé. Ceux dont la maison n’est plus qu’un décombre anonyme au milieu des décombres sont plus nombreux, hélas ! Dès le lendemain de l’armistice, ils se sont mis en route vers la seule ville au monde où ils voulaient vivre. Quand ils sont arrivés, il a fallu les loger. Al. Doutremépuich, Conseiller général, président de la Chambre de Commerce et de l’Association de Défense des Intérêts d’Arras, un des hommes les plus populaires de l’arrondissement et les plus dignes de l’être, me racontait les retours navrants de ces opiniâtres et combien de fois il avait dû leur chercher des coins sous les débris. Mais ces débris avaient des propriétaires qui sont revenus aussi ou qui ont menacé de revenir. Il y a eu des sommations de déguerpir et, Dieu me pardonne, je ne sais pas s’il n’y a pas eu du papier timbré. On se dispute des morceaux