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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/447

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de ruines. « Je vais vous montrer comment on campe ici, me dit M. Doutremépuich. Vous trouverez des gens qui font contre mauvais logis bon cœur parce qu’ils ont largement de quoi vivre et que l’air d’Arras, même dans une masure, leur est encore doux à respirer. Et vous en trouverez d’autres dont la misère est effroyable. »

Nous entrons d’abord par un escalier branlant dans un pan de maison où une famille de sept personnes s’est aménagé deux chambres sans porte. Mais c’est une famille ouvrière dont les hommes gagnent une quarantaine de francs par jour. On y est patient et même assez gai, du moins à l’heure du déjeuner. Sur la table qui tient la moitié de la première pièce, fume, entouré de choux et de pommes de terre, un jambon que la mère est en train de découper. « C’est un jambon d’Amérique, dit M. Doutremépuich. Nous en avons tâté, ma femme et moi, des jambons d’Amérique ; ils sont un peu rances. » — « Ah ! Monsieur, dit la femme en riant, il y a la manière de les préparer. Quand on a bien soin d’en enlever le tour… » Et elle donne, avec l’orgueil des bonnes ménagères françaises, sa recette culinaire. La santé, la jeunesse, le travail et l’œuvre des femmes ont presque recréé un foyer au milieu des éboulis.

Mais dans la même rue nous enfilons une espèce de couloir formé par des écroulements, et nous voici dans un taudis grand ouvert meublé de trois grabats. Deux vieux hommes et la fille de l’un des deux y demeurent. Les vieillards ankylosés, voûtés, le pas vacillant et les yeux à demi éteints, se traînèrent vers nous comme des ruines vivantes qui se détacheraient avec peine d’un amas de ruines mortes. La femme au masque sombre était couchée sous des haillons, grelottante de fièvre. Une veuve de la guerre dont les trois petits enfants sont chez les Sœurs. Quand elle est bien portante, elle fait des ménages. Certes, il y a dans nos grandes villes des dénuements aussi affreux. Tout de même, les malheureux n’y ont pas à craindre que le toit s’écroule sur leur tête. Leurs portes et leurs fenêtres ferment à peu près. Ils habitent des apparences de maisons. Mais ici ils ont l’air d’enterrés. Ce qui les abrite ne semble tenir que par un miracle d’équilibre. Et pourtant cette misère a quelque chose de volontaire qui en atténue l’horreur ou plutôt qui l’ennoblit et qui mêle à notre pitié un sentiment d’admiration. Ils ont préféré leur trou dans les décombres à