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noire. Sur le paysage de verdure inculte des arbres dénudés se dressent comme des poteaux.

Je cheminais le long de cette route et près de moi cheminait aussi un jeune homme blond, aux yeux bleus, au teint rose et assez trapu. Il portait un gros sac bossue qui semblait très lourd et qu’il changeait de temps en temps d’épaule. Nous causons. J’apprends qu’il vient d’être démobilisé, qu’il est boulanger de son métier et qu’il retourne à son village. « Est-ce qu’il existe encore, votre village ? — Non ; tout y a été détruit, mais on s’abrite comme on peut. Mes parents y sont revenus et se sont bâti une espèce de cabane. — Qu’allez-vous y faire ? — Du pain, et du commerce. Je compte sur une indemnité de dix mille francs. Elle m’arrivera bien un jour ou l’autre. Mais on ne l’attendra pas pour commencer. On n’a pas de temps à perdre, et ce n’est pas le moment de se croiser les bras. Les journées ont plus de huit heures, monsieur. Et la place est belle à prendre pour tous ceux qui se lèveront matin. — L’hiver sera rude, dis-je. — Oui : on ne sait pas si on aura du charbon. C’est la question que tout le monde se pose. Mais si on n’en a pas assez, il y a pas mal de bois mort à brûler. » Et il me parle de sa maison à relever ; il a fait ses plans ; il sait quelles améliorations il y apportera ; je le sens qui suppute déjà ses bénéfices. Je lui dis quelle impression navrante m’ont produite les ruines d’Arras : « Oh ! répond-il, ce n’est déjà plus comme il y a trois moisi On y a travaillé. » Les ruines ne le touchent guère. Il en a tant vu, et ce Flamand descend de gens qui en ont tant vu ! On les a vues ; et puis on a donné de bons coups d’épaule comme ceux dont il remonte son sac pesant ; et on ne les a plus vues ; et des villes et des maisons plus belles en étaient sorties. Les ruines n’obstruent le chemin que des paresseux. Ce jeune homme, qui marche à mon côté d’un pas allègre malgré sa charge, a pendant quatre ans longé, frôlé ou traversé la mort : il connaît aujourd’hui tout le prix de la vie. Que d’autres gaspillent cette fortune recouvrée ! Il en a le sage emploi. Il revient chez lui avec des vues plus larges et la conscience accrue de sa valeur. Et, c’est d’une France plus grande qu’il rêve en rêvant d’une maison plus grande. Arrivés au pont : « Je vous quitte, monsieur, me dit-il. Je vais prendre un raccourci. — Bon courage, monsieur, lui dis-je. — Ce n’est pas ça qui manque, reprit-il en riant. Et puis maintenant il n’en faut pas tant ! »