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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/451

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Je n’aperçois aucune trace du bourg de Saint-Laurent, dans cette campagne en friche. Un baraquement sur le bord de la route représente la mairie ; et çà et là quelques petites maisons de bois et de briques toutes neuves sont posées dans la verdure. Elles me rappellent ces commencements de villes américaines qu’on voit émerger des herbes de la prairie. Sous notre ciel et sur cette vieille terre de civilisation elles paraissent chétives et glaciales. Presque toutes portent une enseigne : Estaminet. On y vend de la bière et du vin, et c’est tout ce qu’on y peut faire. Je m’approche d’une de ces maisonnettes dont les cadres de bois sont dressés et où travaillent deux plâtriers et un prisonnier boche qui leur passe les briques. L’Allemand est lourd, carré et taillé à la serpe. Les deux ouvriers sont de très jolis garçons, sveltes, nerveux, aux traits fins. Je m’amuse à suivre la prestesse avec laquelle ils reçoivent de lourdes briques, les montent et les cimentent de leurs mains légères que le plâtre a gantées de blanc. La conversation s’engage. Je leur demande s’ils sont contents de leur Boche. « Oui, il travaille bien. » Celui qui m’a répondu me dit cela en le regardant par-dessus son épaule, très naturellement, d’un air gentilhomme, tout à fait comme il convenait de le dire. Ces deux plâtriers sont de l’Allier ; mais ils me parlent comme le boulanger flamand, avec la même gaité de vivre, le même goût de travail, le même sentiment de leur valeur. Il ne s’y ajoute qu’une nuance de mécontentement à l’égard des patrons « qui ne savent pas reconnaître les services des bons ouvriers. » (En quoi ils avaient tort, car le lendemain, je rencontrai un « patron » qui les avait distingués entre tous et me fit d’eux un grand éloge).

Mais plus loin, sous un abri de tôles achetées aux Anglais, qui ressemble à une entrée de souterrain, je trouve deux vieilles gens et leurs deux filles déjà d’un certain âge. Le père a soixante-dix-sept ans. Là où ils ont dressé ces tôles fut leur maison, une maison qui avait plus d’un siècle, puisqu’elle avait été construite par le grand-père de ce vieillard. Ils me racontent leur odyssée ou plutôt leur calvaire : traînés à Douai, déportés en Belgique, menacés plusieurs fois d’être fusillés, et finalement rapatriés et envoyés en Normandie. Mais la terre normande leur brûlait les pieds. Revenus à Arras au cœur de l’hiver, ils ont achevé les durs jours de froid dans une maison dont le toit était crevé. Et les premières feuilles n’avaient pas