Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/452

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poussé aux arbres qu’ils se conduisaient cette cabane pour sept ou huit cents francs. Ceux-là ne vous parlent que du passé. L’indemnité qu’ils attendent ne leur rendra jamais ce qu’ils ont perdu : le témoignage vivant de toute une vie de labeur. La vieille femme a l’esprit obsédé de ses récentes douleurs ; le mari, de sa prospérité d’autrefois. Il m’énumère toutes les beautés de sa ferme, l’écurie, le grenier, la cave, « une cave qui était blanche comme du lait. » Tout perclus de rhumatismes, il veut me conduire aux quelques marches qui restent de son ancien perron, « un si beau perron, un perron qu’il n’y en avait pas de plus beau. » Ses yeux très doux et noyés errent constamment sur les choses mortes. Mais sa femme et ses filles me montrèrent sur une petite hauteur un baraquement où les Anglais casernent leurs équipes de Chinois. « Est-ce que vous pouvez quelque chose dans le gouvernement ? » me dirent-elles. — « Rien du tout. » — « C’est bien dommage, parce qu’on vous aurait prié de nous débarrasser des Chinois. » Les Chinois en effet terrorisent les populations disséminées dans la campagne. Les femmes n’osent pas rester seules dans leur hutte isolée. Mal surveillés, ces diables jaunes volent et, au besoin, assassinent. Il n’y a guère de semaine qui ne soit marquée par leurs exploits. On a hâte de se rapprocher les uns des autres et de se retrouver entre Français.

Autant les gens que le hasard met sur mon chemin m’inspirent de confiance ou de sympathie, autant ce que je vois me donne une médiocre idée de la façon dont l’État leur vient en aide. Il est vrai que je ne vois pas grand’chose ; mais j’entends. Les paysans que j’ai rencontrés pourraient se plaindre de la lenteur qu’on met à leur élever des abris. Ils s’en plaignent beaucoup moins que des retards qu’on apporte à leur rendre leur terre labourable. Le premier travail doit être fait par l’État. Il ne l’a pas encore été ou l’a été fort mal. Là où il fallait, paraît-il, des tracteurs légers à trois socs « type chenille, » l’État a envoyé des tracteurs énormes qui ne servent à rien. « Le gouvernement, me disait un paysan, ça ne sait pas ce que c’est que la terre. » On se plaint aussi de ne recevoir aucune avance sur les indemnités. Il s’est formé des coopératives pour établir les dossiers des dommages ; et il était convenu que chaque sinistré toucherait le six pour cent de la somme fixée. Les habitants de Blangy n’ont pas encore touché un sou.