Aller au contenu

Page:Yver - La Bergerie.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qui s’attardait dans les rues, soufflée, dans les grandes voies ouvertes au Sud, par un vent puissant, humide et doux. On aurait dit que des feuilles allaient pousser aux arbres cette nuit-là.

Frédéric Aubépine gagna les quais. Les sifflets des bateaux marchands déchiraient l’air ; le vent luttait au-dessus de la Seine avec les fumées noires des vapeurs dont il mettait en pièces les volutes, et dans le grand ciel à découvert jusqu’aux collines brumeuses de Canteleu, couraient, comme d’autres fumées noires, les nuages gonflés de pluie, çà et là troués, sur un fond bleu ou d’émeraude pâle. Aux fenêtres des maisons, les lampes s’allumaient. Les « civils », les femmes, se pressaient vers leurs demeures ; tout le monde rentrait chez soi. C’était l’heure de la veillée.

Frédéric Aubépine était orphelin. I] avait quitté le lycée pour la caserne ; il ne connaissait la lampe familiale, le chez soi, la veillée, que par l’imagination, ce qui est la manière la plus exquise, mais aussi la plus dangereuse, en même temps que la moins suffisante de connaître les choses. Et ce soir-là, il se passait des drames dans son cœur, rien qu’à deviner, derrière les carreaux des rez-de-chaussée, les tables illuminées où l’on est plusieurs à lire, à coudre ou à causer, et le bien-être clos des étages, dont les persiennes fermées laissent tomber dans la