Page:Yver - Le Fils d Ugolin.djvu/55

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Cependant il s’en ouvrit à son ami très cher, Édouard Manet, un soir de l’hiver 1888 où les deux amis tiraient paresseusement sur leurs pipes à la lueur des lampes, dans l’atelier du grand impressionniste déjà malade. Arbrissel lui mit sous les yeux certains petits cartons où l’enfant de neuf ans, hanté par des images de l’église, avait représenté, au moyen de couleurs de prix, ici une croix enlacée d’étranges fleurs mystiques, là un ciboire resplendissant au centre d’une nuée lumineuse et là un tabernacle drapé de pourpre. Mais le plus étrange de ces essais était une figuration de la Sainte Hostie se découpant toute blanche sur un fond d’ailes rosées, emmêlées, sans visage ni apparence humaine, qui devait évoquer, semble-t-il, un grand vol de séraphins entourant le Sacrement de l’autel et dont le petit garçon n’aurait su peindre les traits. Manet, déjà bien proche de sa fin, puisqu’il ne devait pas survivre à l’amputation de sa jambe paralysée opérée cette même année, déclara :

— Ton fils, vieil Arbrissel, ne sera pas le petit singe de son génial père. Il a déjà sa manière propre. Où retrouveras-tu ici ta puissance de coloration ? Ces fleurs ne sont pas terrestres. J’y vois, moi, des roses mystiques écloses à la lueur d’une lampe de sanctuaire, en pleine atmosphère surnaturelle.

Arbrissel se débattit en vain contre le dit de Manet :

— Mon vieux, lui lança-t-il, ta passion de la couleur t’aveugle. Tu vois pâle en comparaison de la nature. Pour moi, je sens bien que Pierre n’a peut-être pas su rendre sa vision, mais que sa